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Le culte du cargo de la transformation digitale

Le logiciel dévore le monde. C’est aussi vrai dans le monde automobile. De plus en plus, une voiture va être un ordinateur sur roues. Les fabricants semblent l’avoir compris, et embauchent à tour de bras des informaticiens pour se mettre à l’heure «digitale». Beaucoup de grandes entreprises dans toutes les industries sont dans la même situation. Seront-ils pour autant capables de se transformer à ce point? On peut en douter. Embaucher plusieurs milliers d’informaticiens ne fait pas de vous une entreprise digitale…

Les grandes entreprises qui font face à la grande rupture digitale sont-elles adeptes du culte du cargo? Le culte du cargo désigne un ensemble de rites qui apparaissent à la fin du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle chez les aborigènes, notamment en Mélanésie (Océanie), en réaction à la colonisation. Il consiste à imiter les opérateurs radios américains et japonais commandant du ravitaillement (distribués par avion-cargo) et plus généralement la technologie et la culture occidentale (moyens de transports, défilés militaire, habillement, etc.), en espérant obtenir sur les mêmes effets (abondance de biens). Ignorant les usines de production et de fabrication, les indigènes pensent que ces biens sont délivrés par les cargo de ravitaillement.

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On ne peut s’empêcher de penser à ce culte quand on observe les grandes entreprises réagir à la rupture digitale par l’embauche massive d’informaticiens, data scientists et autres génies de la «nouvelle économie». C’est ainsi que le groupe Renault-Nissan vient d’annoncer publiquement l’embauche de «centaines» d’informaticiens pour développer les futures voitures connectées. Clairement, le groupe reconnaît l’urgence et l’importance de réagir aux changements en cours dans l’industrie. Mais cela suffira-t-il?

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Ogi Redzic, responsable des véhicules connectés chez Renault-Nissan, indique en effet que «comme les voitures ressemblent de plus en plus à des téléphones, Renault-Nissan doit ressembler de plus en plus à une entreprise informatique». N’est-ce pas là une illusion?

Pour le savoir, faisons un retour en arrière et considérons l’expérience de Nokia, leader lui aussi confronté à l’irruption brutale du logiciel dans son industrie en 2007, et qui n’y a pas survécu.

Nokia a toujours eu un grand nombre d’ingénieurs logiciels. Mais Nokia n’a jamais été une entreprise du logiciel. C’était avant tout une entreprise du matériel, leader d’un monde où le téléphone, c’était du matériel compliqué et où la valeur résultait d’une capacité à concevoir un appareil radio-électronique, avec une couche logicielle pour le faire fonctionner. Le lancement de l’iPhone en 2007 marque le début d’un basculement où, désormais, le téléphone mobile est avant tout une plate-forme logicielle, qui s’appuie sur un module radio-électronique. On passe d’une culture du matériel à une culture du logiciel. Le terme culture est important ici, car c’est un mode de pensée radicalement différent. Il n’est pas surprenant que, dès lors que le téléphone devient un objet avant tout logiciel, ce soient les grands acteurs du logiciel qui en prennent le leadership (Apple, Google). Le grand drame de Nokia n’a pas été d’ignorer l’importance du logiciel – encore une fois, le leader finlandais employait des milliers de programmeurs, mais de ne pas être une société de logiciel. Dit autrement, recruter des milliers de programmeurs ne fait pas de vous une société informatique. Le cœur (modèle mental, modèle d’affaire, identité) ne change pas, or c’est ce qui compte. On ne peut pas «ressembler» à une société informatique; on en est une ou on n’en est pas!

Toutes les grandes entreprises qui de nos jours ne jurent que par le digital ou le big data en embauchant, elles aussi, des milliers d’ingénieurs, commettent la même erreur: elles repeignent les murs, mais le modèle reste le même. Elles recréent les rites informatiques (Ah le baby foot dans le hall d’accueil, je viens encore d’en voir un dans une des sociétés les moins innovantes que je connaisse!) en espérant reproduire les mêmes effets, comme les aborigènes d’Océanie il y a quarante ans.

Quand Renault s’est lancé dans la voiture low-cost avec le projet Logan, Louis Schweitzer, PDG de l’époque, avait bien compris que le projet était disruptif. En butte à l’hostilité interne au projet, il l’avait isolé loin du siège, chez Dacia, …en Roumanie, pour qu’il se construise un modèle propre: ressources, processus, valeurs. La réussite éclatante de Dacia montre que les fabricants de voitures peuvent gérer avec succès une rupture, et que s’ils veulent réussir la rupture de la voiture-logiciel, il ont intérêt à suive l’exemple de Dacia…

… et à méditer la leçon de Nokia: la voiture autonome, la voiture-logiciel, ou connectée, quel que soit le nom qu’on lui donne, est disruptive. Elle nécessite elle aussi un modèle d’affaire différent, une approche différente, une culture différente, des valeurs différentes, des ressources et notamment humaines différentes. Ce n’est pas au sein des structures existantes qu’elle réussira, même si on se fera fort d’essayer.

Faute de le comprendre, les fabricants s’exposent à de mauvaises surprises, dont Tesla, capable de mettre au point une voiture radicalement nouvelle à partir de zéro ou presque en quelques années, ce que GM essayait de faire depuis vingt ans, n’est que la première.

Source Wikipedia pour le culte du cargo. L’article sur Renault-Nissan ici.

On pourra rapprocher le travers évoqué ici de celui du « bourrage organisationnel » (cramming en anglais) que j’ai évoqué précédemment, qui consiste à ‘forcer’ une innovation de rupture dans son modèle existant, plutôt que de recréer un modèle pertinent autour de la rupture. Voir l’article ici: « Le bourrage organisationnel».

Article initialement publié sur le blog de Philippe Silberzahn

 

Philippe SilberzahnPhilippe Silberzahn est professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG), où il a reçu son doctorat. Ses travaux portent sur la façon dont les organisations gèrent les situations d’incertitude radicale et de complexité, sous l’angle entrepreneurial avec l’étude de la création de nouveaux marchés et de nouveaux produits, et sous l’angle managérial avec l’étude de la gestion des ruptures, des surprises stratégiques (cygnes noirs) et des problèmes complexes (« wicked problems ») par les grandes organisations.

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