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Comment le management formel tue les organisations

Par Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG)

Il y a quelques temps de cela je devais intervenir dans une conférence et, Covid oblige, cette conférence était « hybride », c’est-à-dire qu’elle se tenait à effectif réduit avec une large partie de l’audience connectée en ligne. Je devais donc utiliser un micro. Quelques instants après le lancement, j’ai senti que mon micro fonctionnait mal. L’interaction difficile que j’ai eue avec le support technique de l’organisation invitante a été je pense très illustrative de l’impasse dans laquelle s’enferre souvent le management moderne lorsqu’il se pense « rationnel » et repose sur des modèles mentaux contre-productifs, en particulier celui de la formalisation du travail sous forme de processus et de règles. Celle-ci crée une distance entre une action et ses effets, ce qui a pour effet de déresponsabiliser les acteurs. Les coûts induits pour l’organisation sont très importants.

Nous avons tous connu les situations folles avec le support technique. Le technicien plein de bonne volonté, pris dans des procédures qui rendent impossible une résolution facile parce qu’informelle du problème. L’appel au numéro unique qui vous amène dans un centre d’appel situé… loin, où vous tombez toujours sur quelqu’un de différent, à qui il faut tout réexpliquer, pour lequel vous n’êtes qu’un emmerdeur. Ne lui en voulez pas; derrière, son chef le surveille pour que l’appel soit le plus court possible, c’est là-dessus qu’il est évalué. Ils sont anonymes pour vous, vous l’êtes pour eux.

« J’ai ouvert un ticket » vous informe-t-on, signifiant par-là la fin de la conversation. Il n’y a plus qu’à attendre. Découpage des tâches en parcelles autonomes et non reliées entre elles, distance entre les acteurs qui ne se connaissent plus, formalisation des processus, fiches à remplir, tout cela au nom de l’efficacité. Mais est-ce vraiment efficace? En apparence oui: la logique règne, chacun est bien spécialisé, les budgets serrés, mais en pratique non: les coûts cachés explosent: lassitude, démotivation, insatisfaction client, baisse de performance, etc. Pendant ce temps-là, la direction générale parle de stratégie.

Les limites du modèle de Taylor

La formalisation repose sur une croyance profonde, un modèle mental, selon lequel celle-ci sera facteur d’efficacité. C’est l’héritage du modèle mental manufacturier Frederic Taylor, caractérisé par un changement uniforme synoptique (dirigé par le haut), dans lequel le pouvoir créatif est retiré aux ouvriers et confié à l’encadrement. On sépare la pensée et l’action. Le travail du technicien est formalisé par des règles et des procédures conçues par des experts. Cette séparation n’est pas inutile bien-sûr. L’approche taylorienne permet de capitaliser de la connaissance et rend possible la fabrication à grande échelle, mais l’erreur consiste, comme tout modèle mental, à penser que cette séparation de la pensée et de l’action est universellement pertinente. Or c’est faux. Elle n’est pas universelle, y compris dans les usines. C’est ce qu’ont montré les Japonais qui ont révolutionné le système de production à partir des années 60. Ils ont compris que même la fabrication d’objets en série comporte une large part d’intangible, et ont donc créé un système organique laissant une grande autonomie à leurs ouvriers, en opposition frontale au modèle de Taylor. Mais les limites du taylorisme apparaissent encore plus fortement dans le domaine du service. Le service, c’est une situation entre personnes où l’implicite et l’incertain règnent en maître. Chaque situation est unique. Elle ne peut pas être réduite à un cas formalisé, et la formalisation entraîne des conséquences désastreuses.

La formalisation entraîne déresponsabilisation et démotivation

Le découpage des tâches et la distance créée entre ce que vous faites et pour qui vous le faites entraînent une déresponsabilisation des acteurs. « J’ai ouvert un ticket » signifie en substance: « ouf, ce n’est plus mon problème, j’ai réussi à m’en débarrasser » et, pourrait-on ajouter, « On ne peut plus rien me reprocher ». Du coup le technicien est forcé à passer d’une logique de responsabilité (je vais résoudre le problème) à une logique de conformité (je n’ai pas commis d’erreur, j’ai respecté la procédure). Cinquante ans de sociologie des organisations ont montré que ce qui est conçu comme une « rationalisation » entraîne nombre d’effets pervers et, à terme, la mort de l’organisation. Avec la distance et les règles, on ne subit pas les conséquences de son action, qu’elles soient positives ou négatives. Quelle que soit sa sincérité et sa bonne volonté, le technicien n’est pas impliqué dans son travail car le système est conçu pour qu’il ne le soit pas. « Rien de personnel, c’est seulement du business. » Le petit delta, qui fait que le total (organisation) est supérieur à la somme des individus, et qui justifie cette dernière, n’existe plus.

La déresponsabilisation des acteurs, et leur enfermement dans des procédures, amènent à la paralysie du système et à des protestations généralisées des utilisateurs. La façon d’y remédier consiste généralement à nommer un nouveau responsable, à créer un échelon hiérarchique spécialisé avec un manager « à poigne ». Mais cela ne fait qu’aggraver les choses. Car le paradoxe de cette déresponsabilisation c’est qu’on appauvrit par le bas et qu’on staffe par le haut, essayant de compenser la perte en ligne par une sur-administration encore plus éloignée du terrain: le « responsable », terme mal choisi, va simplement ajouter des règles et des procédures, et par sa seule présence, ajouter de la consommation d’énergie et de la perte en ligne (l’ajout d’un niveau de hiérarchie augmente la charge des collaborateurs de 10% environ ce qui est énorme). L’organisation est alors prise dans une spirale du déclin: la formalisation entraîne la déresponsabilisation du terrain, qui mine la performance, ce qui entraîne un nouvel effort de formalisation, et la boucle est bouclée; le système est de plus en plus formalisé, de plus en plus « managé », de plus en plus isolé du terrain. La dépense d’énergie augmente, la production de résultat tangible diminue, l’organisation s’épuise.

La limite de la formalisation

Ainsi donc mon micro est en panne. Le technicien a ouvert un ticket, celui-ci arrive dans la base de données. Au même moment, à l’autre bout du bâtiment, une photocopieuse cesse de fonctionner. Un autre ticket arrive dans la base. Que doit traiter le technicien en premier? Micro ou photocopieuse? Ça dépend des priorités! Ça dépend du contexte. Dans certaines circonstances, la photocopieuse va être prioritaire (car le PDG en a besoin, un client important l’attend pour prendre son avion et il est en retard) tandis que dans d’autres cas ce sera le micro (70 personnes dans l’amphi et autant en ligne et la conférence a déjà 10 minutes de retard.) Autrement dit, la décision va dépendre du jugement du technicien, c’est-à-dire d’une appréciation subjective (son collègue aurait peut-être décidé autrement) et circonstanciée (la prochaine fois pourrait être différente) de la situation. Le choix va dépendre de l’urgence, de l’importance des acteurs et de leur poids politique, mais aussi de la relation que le technicien a avec le demandeur, de sa représentation propre des priorités de l’organisation, qui peuvent différer d’un technicien à l’autre. Il ne va pouvoir exercer correctement son jugement de professionnel que s’il est familier de l’environnement dans lequel il évolue, que s’il en fait partie. Nous avons tous vécu cette situation où il connaît la solution avant même que vous n’ayez fini de décrire le problème, car il connaît la salle, il vous connaît vous, et voit tout de suite le truc. C’est toujours un moment de grâce parce que profondément humain. Seule l’implication de long terme du technicien avec le terrain aux côtés de ses acteurs permet de développer cette expérience et cette familiarité. Et ça, ça ne rentre pas dans une feuille Excel.

Cet ordonnancement de priorités, et plus généralement les conditions de son intervention, peuvent-ils être formalisés par des règles? Ce serait beaucoup trop compliqué et pas du tout anticipable. Imaginons que l’organisation mette en avant son orientation client. Si le PDG attend sa copie en urgence, et que le micro est nécessaire pour une présentation client, qui passe en priorité? Pour le formaliser, on se retrouverait à devoir imaginer toutes les situations possibles pour les formaliser a priori avec bien peu de chances que toutes les situations aient été envisagées. En outre, ces règles ne feraient jamais l’unanimité, et seraient toujours contestées, en particulier par ceux qu’elles ne favoriseraient pas. C’est pour cela que le grand paradigme de formalisation proposé par l’intelligence artificielle des années 70-90, les systèmes experts à base de règles, ont été abandonnés au profit de systèmes dit « apprenants », qui se basent sur une induction à partir des situations rencontrées. Mais cette approche de formalisation souffre d’une autre difficulté, sa très grande fragilité à la situation inédite. Si elles peuvent l’aider, ni la formalisation a priori, ni celle a posteriori par l’apprentissage par induction, ne peuvent remplacer complètement le jugement humain face à une situation d’apparence très simple, mais en fait très complexe, comme une bête panne de micro.

Au cœur du problème: la confiance

Mais pourquoi pense-t-on que la formalisation est nécessaire? Tout simplement parce que le management ne fait pas confiance au technicien pour résoudre au mieux, et de façon efficace, les problèmes techniques. L’absence de confiance est le méga-modèle mental du management actuel. Pour que le système soit efficace compte tenu de cette absence de confiance, il faut donc retirer l’initiative au technicien, et son action doit être guidée par des experts qui l’auront formalisée, experts en qui on peut avoir confiance. Pourquoi? Parce qu’ils vont énoncer des règles explicites, donc vérifiables et mesurables. Mais surtout parce que ces règles permettent de ne plus dépendre des humains. La règle, c’est objectif et permanent, tandis que les humains vont et viennent. C’est la logique même de la bureaucratie que de dépersonnaliser l’action collective. C’est parfois une force, mais c’est souvent une faiblesse.

Bien-sûr, une bonne organisation sur une base de spécialisation ne nuit pas, mais un autre modèle mental est préférable, celui qui laissera le terrain gérer les problèmes. Plus on est proche du terrain, et plus on fait confiance aux acteurs qui y sont, moins leur travail nécessite de formalisation. Moins il nécessite de formalisation, moins ce travail a besoin de « remonter » et d’être supervisé, et plus l’organisation se libère de ce coût immense. En apparence, le coût facial peut augmenter, mais en pratique, ce sont les coûts cachés qui diminuent considérablement, ces heures gaspillées par les acteurs de terrain, cette lassitude devant la persistance éternelle des dysfonctionnements qui entraîne démotivation voire cynisme.

La taille de l’organisation n’implique pas nécessairement une formalisation plus grande

La confiance est donc la clé de la performance de l’organisation. Cela n’a rien de nouveau mais semble complètement perdu de vue par les dirigeants, enfermés dans des logiques de contrôle. Le cercle vicieux par lequel l’absence de confiance entraîne une formalisation qui déresponsabilise et qui à son tour entraîne une baisse de confiance semble difficile à briser, et pourtant c’est la clé. Bien souvent, l’argument qu’on me donne est lié à la taille de l’organisation. « Vous comprenez Philippe, quand on était petit, on pouvait être assez informel, mais maintenant qu’on est grand, il faut des process, de la rigueur, sinon on va faire n’importe quoi. » Or l’idée que la croissance d’une organisation entraîne nécessairement la mise en place de processus formalisés n’est qu’une croyance. Ce qui assure la cohérence d’une organisation, qu’elle soit petite ou grande, ce ne sont pas les processus formalisés, car ceux-ci peuvent la détruire, mais ses modèles mentaux profonds. Le manque de confiance est souvent le résultat d’une perte de conscience de ces modèles, et c’est par leur redécouverte plutôt que par une fuite en avant de formalisation, que l’on doit commencer.

Sur le même sujet, voir mon article précédent: ▶︎ C’est logique, mais ça ne marche pas: péril du management rationnel. Sur la bureaucratie, lire: ▶︎ Faire la peau à la bureaucratie: Et si c’était la mauvaise question?

Sur l’importance de laisser la possibilité au terrain d’agir pour changer les choses, voir mon nouvel ouvrage Petites victoires: et si la transformation du monde commençait par vous? aux éditions Diateino.

La notion de modèle mental et son importance dans la transformation individuelle, organisationnelle et sociétale sont développées dans mon ouvrage Stratégie Modèle Mental co-écrit avec Béatrice Rousset. 

Le contributeur:

Philippe SilberzahnPhilippe Silberzahn est professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG), où il a reçu son doctorat. Ses travaux portent sur la façon dont les organisations gèrent les situations d’incertitude radicale et de complexité, sous l’angle entrepreneurial avec l’étude de la création de nouveaux marchés et de nouveaux produits, et sous l’angle managérial avec l’étude de la gestion des ruptures, des surprises stratégiques (cygnes noirs) et des problèmes complexes (« wicked problems ») par les grandes organisations.

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