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Où sont les «Hackeuses»?

Peu de professions présentent un «gender ratio» aussi déséquilibré que le secteur de l'informatique, et tout particulièrement la branche de la sécurité informatique, chez les hackers, ces individus qui, selon Wikipedia, «cherchent la compréhension du fonctionnement intime des systèmes, des ordinateurs et des réseaux informatiques» et dont la capacité à créer de la valeur est plus que jamais mise en avant.

La situation chez les hackers ne doit pas être bien éloignée de celle du BTP. Les filles y sont rares, pourtant, le machisme n'y est pas plus (ni moins) prononcé qu'ailleurs — rien à voir avec le BTP en tout cas. Aucun rejet particulier de la gent féminine et aucune règle tacite du type célibat des prêtres n'y font loi.

Où sont les femmes™?

Dans l'Histoire des hackers (récente, tout de même, si on la fait remonter à Alan Turing), un seul personnage féminin apparait sur l'écran radar du hacking : Grace Hopper, la mamie des hackers. Contre-amiral dans la marine américaine, informaticienne, inventrice (oui, ça se dit) du premier compilateur (un truc fondamental) et du concept de langage de haut niveau – qui se dit d'un langage informatique indépendant d'une machine particulière, soit quasiment tous les langages de programmation utilisés aujourd'hui.

Grace Hopper a pesé très lourd sur la culture hacker, sans pour autant que son nom ne passe à la postérité comme celui d’Alan Turing. Le terme de «bug» en informatique est sortit de son imagination, c’est dire. Une vraie prédisposition pour l'abstraction et la virtualisation, et un très bon début pour le rôle des femmes dans l'Histoire de l'informatique et du hacking. Ou pas. Car il faudra attendre Parisa Tabriz, la «security princess» de Google, née en 1983, pour mettre fin à 60 ans d'absence de la gent féminine de l'Histoire du hacking et de l’informatique en général. Un comble, surtout si l’on considère que l’histoire de l’informatique a commencé au XIXe siècle avec une femme, Ada Lovelace.

Sur le long chemin vers l'indépendance et les études qu'on fait les femmes au lendemain de la seconde guerre mondiale, dans le monde de l'informatique, un truc saute au yeux quand on regarde l’évolution de la proportion de femme dans les filières universitaires en 1984, il s'est passé quelque chose. Alors que les filières scientifiques, médicales ou juridiques voyaient la proportion de femmes grimper, pour finir non loin de la parité à la fin du XXe siècle, la filière informatique, elle, voyait son gender ratio s’effondrer rapidement dès 1984.

Aujourd'hui, dans les filières informatiques des universités américaines – et la situation n'est guère meilleure en France – il y a en moyenne une fille pour six garçons. Il y a trente ans, pic historique, il y avait une fille pour deux garçons. Trois fois plus.

1984, année décidément porteuse de funestes destinées pour le monde en général et pour l'informatique en particulier. Mais pour une fois, Orwell ne fournit pas l'ombre d'une réponse au mystère de la classification imminente de l'informaticienne comme espèce menacée.

C'est NPR, l'équivalent américain de Radio France, qui pointe du doigt un coupable tout désigné : le marketing

C'est au tout début des années 80 que les micro-ordinateurs personnels à usage «éducatif et familial» sont apparus. ZX81, Spectrum, Oric, Comodore 64, ainsi bien sûr que l'icônique Apple II (oui, j'ai délibérément oublié MO5 et TO7) débarquent dans les rayons de la FNAC™, qui était cool à l'époque (je vous parle d'un temps que les moins de vingt ans…).

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Mais si l'époque était au cool et au «branché», le marketing, sans nécessairement penser à mal, a visiblement classé un peu partout dans le monde occidental l'ordinateur «éducatif et de loisir» aux cotés du Mécano et de la plupart des jeux de construction (Légo faisant exception dans son marketing de l'époque, forcément : des Danois…). Tous ces micro-ordinateurs étaient ainsi marketés comme une opportunité pour créer du lien entre papa et son fiston, pour peu que papa puisse débourser la moitié d'un SMIC pour le cadeau de Noël de son rejeton.

Ce fut mon cas. Papa n'aurait jamais envisagé de me payer une mobylette, et n'aurait pas eu les moyens d'offrir un poney à ma sœur, mais pour ce qui était d'un ordinateur, ça ne posait jamais aucun problème. En même temps, il est informaticien (entre autres choses), et il avait une idée derrière la tête.

Mais en parcourant les publicités de l'époque, force est de constater que le matraquage de l'argumentaire éducatif est souvent illustré par l'avenir de junior, qui se joue, bien sûr, sur l'achat d'un ordinateur.

Les filles étaient quasiment absentes des publicités, au mieux positionnées en retrait, la plupart du temps en spectatrices béates des prouesses réalisées par un jeune mâle (en avance de phase, il faudra attendre plusieurs décennies avant que le geek ne soit synonyme de sexy).

Mais dans les années 80, le marketing avait une influence considérable sur le monde. Et ça a marché.

De cette première vague de micro-ordinateurs de loisir hétéroclites, avant que Microsoft puis Apple n'uniformisent l'horizon dès la fin des années 80, sont nées de multiples vocations, plein de passions, et des hordes d'informaticiens… mâles.

Intégrer, post-bac, une formation en informatique est en effet rapidement devenu impossible pour ceux qui n'avaient pas pu, durant leur adolescence, s’y initier avec ces joujoux. Une barrière à l'entrée qui se posait bien plus aux filles qu'aux garçons.

Ces premiers ordinateurs de loisir furent l'occasion, pour les plus aventuriers, d'apprendre en «déconstruisant» les logiciels qu'on y faisait tourner, pour les modifier, ou pour en faire autre chose. Un logiciel prévu pour «gérer la cave à vin» du père, devenait capable de distinguer les cépages plus finement, puis se mutait en système de gestion de stock rudimentaire. Ces logiciels étaient particulièrement simples, si ce n'est simplistes. Gratuits, la plupart du temps, ils étaient souvent écrits dans des langages très faciles d'accès, comme le Basic.

Le «retro-engineering» trouvait ainsi ses fans, qui se détachèrent de l'espèce dominante des «engineers», et rejoignirent la petite famille des hackers, où la barrière à l'entrée était bien plus haute encore que celle d'une filière informatique dans une université.

Bill Gates, à cette époque, fera le pari d'un déplacement de la valeur du hardware au software en «déconstruisant» de la même façon CP/M pour en faire MS-DOS, la première brique de l'empire Microsoft.

Durant ce temps, le système éducatif, tout comme la culture populaire, continuait à encourager les petits garçons à comprendre «comment ça marche» en mettant les mains dans le cambouis. Les petites filles étaient incitées à maitriser la façon de faire marcher les choses. Ce qui pouvait sembler être une bonne approche en vue de leur faire gravir les marches du pouvoir, les a un peu plus écarté de ceux qui étaient alors catalogués comme les «garagistes» des «nouvelles technologies» : les informaticiens.

Très mauvais calcul, car c'est justement dans des garages qu'au même moment le monde se réinventait, initiant un transfert financier puis politique du pouvoir, salué bien longtemps au nom des gains de productivité et de croissance engendrés sur l'ancienne économie, jusqu'à ce que ses laudateurs ne réalisent que les tenants du pouvoir d'hier étaient en voie d'Uberisation par des meutes de garagistes barbares.

Chez Google, qui fait figure d'exemple, 30% des employés sont des femmes, alors qu'elles ne représentent que 17% des employés du secteur des technologies aux USA. Elles ne sont que 15% chez Facebook et 10% chez Twitter. Aux cotés des hôtels Hilton et des taxis G7, les femmes sont les grandes perdantes de la révolution numérique.

Quant aux petites filles, les années 90 furent enfin l'occasion de se familiariser avec l'ordinateur, qui entre temps était devenu «user friendly», à base d'interface graphiques cachant sous des souris et des fenêtres une complexité qu'il n'était plus du tout indispensable d'appréhender pour les utiliser. Cette nouvelle génération d'ordinateur, moteur de la future ubiquité de l’informatique personnelle, a également, et paradoxalement, constitué une nouvelle barrière à l’entrée du «hacking» : pour dépasser le stade de simple «utilisateur», il fallait vraiment en vouloir. Avec l’arrivée des «tablettes», le fossé entre les utilisateurs et ceux qui savent se creuse encore un peu plus. Bref, le problème est loin d’être réglé, bien au contraire.

Deux décennies après ces funestes années 80 qui ont signé l’exclusion des femmes d’une large partie du champ de l’innovation, lors d'un sommet à Davos en 2007, Bill Gates répondra de la façon suivante à un auditoire fait de dignitaires Saoudiens s'interrogeant sur les performances de leur économie : «A vrai dire, si vous n'utilisez pas la moitié des cerveaux dans votre pays, vous avez peu de chances d'arriver au sommet».

De sages paroles, qui à en croire Bill – l'anecdote sort du Washington Post – ont bien fait rire la moitié de l'assistance, sous les burquas. Mais les mâles présents dans la salle ont écouté… Et agit (quelque peu).

Et nous ?

Si la situation s'est grandement améliorée en ce qui concerne l'accès des petites filles à l'informatique, d'autres obstacles perdurent encore dans la culture, l'éducation, ainsi qu'au sein des communautés qui se sont constituées sous ce régime particulièrement discriminant envers les femmes. Or c’est au sein de ces communautés que se construit le monde de demain et que se créent les grandes industries du XXIe siècle. Amazon, Google, Uber… depuis déjà 20 ans, un nouveau monde est construit par des hommes, aggravant encore plus la condition féminine déjà médiocre dans l’ancien monde, où l’on saluait il y a peu comme un exploit l’arrivée de la première femme à la tête du CAC40. Il y a urgence à agir, ne serait-ce que pour en voir les effets d’ici une génération.

fabrice-epelboinFabrice Epelboin est serial entrepreneur dans le numérique, il enseigne l’impact des technologies de l’information sur les gouvernances institutionnelles et corporate à Sciences Po. Paris et conseille de grands groupes quant à leur transformation digitale.

LinkedIn: epelboin

Twitter: @epelboin

Photo en une: Parisa Tabriz, Chief Security Princess chez Google. Infosec celebrity. credit: Brian Jones.
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4 commentaires

  1. ce serait plus intéressant d’entendre une femme parler du gender ratio dans la tech, plutôt qu’un homme, c’est plus intéressant d’entendre les premiers concernés je pense, on s’en sort pas sinon… un peu ridicule l’article
    bon en tout cas j’ai appris un truc, je connaissais pas cette Parisa Tabriz

  2. Et Amstrad. J’ai eu un Amstrad, puis un Amiga (Commodore), avec mon petit frère. Mon copain avait un MO5 (…parents profs ;) )

    En plus de l’effet marketing, deux autres barrières à l’entrée, au moins dans ces années 80 que tu évoques (Je voulais devenir informaticienne à bord d’un sous-marin ou d’un porte-avions. J’ai passé la – fameuse – option informatique au bac 88. Fait une prépa scientifique – qui devait friser les 95% de garçons -).

    1- Comme en tout il y a souvent un chemin de moindre résistance et la féminisation des secteurs « masculins » est notamment souvent corrélée avec un prestige moindre (cause) ou amoindri (effet) des professions concernées.

    A l’époque profs et CIO m’ont dit que l’informatique allait être un secteur bouché : ça dénotait une vision complètement erronée du truc, mais pas en soi genrée ou discriminante.
    Par contre, indéniablement, on tendait *dans l’ensemble* à pousser les filles plutôt vers la biologie ou médecine (l’effet facilitant de schémas mentaux du genre image maternelle du soin / fantasme de la blouse blanche / mobilisation de l’émotionnel etc. Vs la voie noble et royale des sciences pures et dures et la rationalité dans son essence), voire tout simplement vers des filières non scientifiques.
    (Quant à la Marine Nationale n’en parlons pas : je me suis fait éjecter à x reprises de bureaux de recrutement, sur le mode beauf hilare, les sous-marins étant interdits aux femmes – en France, dernière nation civilisée, jusqu’en 2017.)

    2 – Ensuite on peut pousser encore plus l’idée du garage et des mains dans le cambouis.
    La culture bidouille était alors me semble-t-il nettement plus connotée hardware – et en proportion moins OS / software (avant l’apparition de GNU/Linux) – qu’aujourd’hui.
    Il y avait une dimension assemblage, overclocking, cooling et tuning des machines très forte, plus prégnante qu’aujourd’hui (et une dimension programmation moins exclusive). Ce qui a dans pas mal de cas pu créer des ponts culturels genrés, des propensions favorables aux garçons, avec des pratiques préexistantes, notamment de groupe (du type tuning mobylettes, voitures, électronique & co)

    Reste que de mon expérience, les barrières ultérieures (en développement de carrière, biais socio-professionnels, etc.) sont souvent plus dures à identifier et contrer, car moins explicites, moins conscientisées, plus insidieuses / détournées et donc plus spécifiques au parcours de chaque individu.

    1. C’est vrai que la métaphore du garage, c’est vraiment pas unisexe…

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