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Regards croisés sur l’économie collaborative

Par Fabien Giuliani, Doctorant en prospective chez Conservatoire National des Arts et Métiers

L’un réfléchit sur l’avenir en sa qualité de prospectiviste, l’autre est entrepreneur et travaille à le structurer. Les deux sont passionnés par l’économie collaborative, comme objet d’étude ou comme enjeu business. Fabien Giuliani (doctorant aux Arts et Métiers) a défini cinq grandes problématiques sur lesquelles il a échangé avec Edouard Dumortier (co-fondateur d’AlloVoisins).

L’ubérisation de l’économie est souvent pointée du doigt pour ses effets pervers, comme le salariat caché ou le contournement des structures d’activité anciennes comme la licence des taxis. D’où une première question provocante mais légitime : 

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L’économie collaborative est-elle productrice ou destructrice de valeur? 

Fabien Giuliani : Il faut différencier nettement entre économie collaborative d’une part et économie des services à la demande d’autre part, dont les avatars emblématiques sont Uber et Deliveroo. Si l’on adopte la tentative de définition produites à des fins juridiques par Jourdain, Leclerc et Millerand, l’économie collaborative repose sur quatre caractéristiques : l’autonomie des fournisseurs directs du service – notamment en ce qui concerne la capacité à fixer le prix, l’élargissement du partage hors des communautés déjà constituées, la création de liens sociaux à l’occasion de l’échange économique, et enfin le rôle structurant de la confiance accordée aux membres de la communauté. 

Adopter cette définition revient à exclure du champ de l’économie collaborative toutes les plateformes du type Uber-Deliveroo, qui dictent leurs prix et leurs conditions à des « auto- entrepreneurs » prestataires, dans une forme de domination qui évoque le travail à façon du XIXe siècle.

Edouard Dumortier : Pour moi, l’économie collaborative recouvre aussi bien les modèles peer-to- peer comme Couchsurfing, Blablacar, Airbnb, le Bon Coin ou AlloVoisins que j’ai cofondé en 2012, que business-to-peer comme Velib’, Zipcar, Wikipédia, les AMAP ou encore les logiciels libres. Que ces propositions aient ou non une finalité lucrative, la création de valeur pour l’usager saute aux yeux. D’ailleurs cette valeur ajoutée n’est pas seulement économique, elle est aussi sociale et culturelle. 

Comment expliquez-vous l’émergence de l’économie collaborative?

ED : D’un point de vue strictement économique, le pouvoir d’achat des classes moyennes et populaires n’augmente plus en France depuis une dizaine d’années, et des modèles alternatifs émergent parce qu’ils permettent d’accéder néanmoins à la consommation. Mais ce n’est qu’un aspect du phénomène. La guerre des prix qui a sévit entre producteurs ou entre les distributeurs a provoqué une diminution de la qualité des produits, à tous points de vue : nutritionnel, écologique, social… L’économie collaborative se nourrit d’une volonté de consommer mieux, qui n’a rien de nouveau puisqu’on pouvait déjà déceler à la fin des années 1960 la revendication d’un vivre autrement et d’une collaboration accrue entre les individus.

FG : Un rapport du PIPAME en date de 2015 montre bien le lien entre l’essor de l’économie collaborative et la crise économique de 2007-2008. Mais à mon sens un changement de paradigme s’est bel et bien produit au début des années 2010. L’élément détonateur semble être la révolution de la structuration de l’information, qui s’est manifestée par un remodelage de l’accès aux ressources. La caractéristique fondamentale des offres collaborative réside dans l’ouverture d’espaces de partage de ressources économiques, que ceux-ci soient des plateformes digitales ou physiques comme par exemple les FabLabs ou le réseau des Accorderies.

ED : J’ajouterais que les pratiques dites « collaboratives » qui impliquent la mise à disposition de ressources entre pairs sont quant à elles intemporelles. Mais elles sont devenues un sujet quand on a pu les quantifier et qu’elles se sont répandues par le canal digital. Nos grands-parents avaient des habitudes que nous qualifierions aujourd’hui de collaboratives, et cela sans doute plus que nos parents. Peut-être que nous devrions envisager l’économie collaborative comme un phénomène latent, qui est resté méconnu ou impensé jusqu’à ce qu’il ne remette sérieusement en question les pratiques du capitalisme actuelle.

Doit-on considérer l’économie collaborative comme une rupture liée à la digitalisation?

ED : La rupture vient à mon avis des usages davantage que de la technologie employée. Lorsque j’ai co-fondé AlloVoisins, mon idée était de faciliter la rencontre entre un besoin – celui de gens qui ont besoin d’un coup de main de proximité, et une offre – celle des gens qui ont la compétence recherchée et l’envie de la mettre à disposition. La finalité, c’est de retisser des liens entre les utilisateurs. L’usage d’une plateforme digitale n’est qu’un moyen au service de cette vision, et n’est pas donc pas très significative. Ce qui l’est à mon sens, c’est qu’on facilite la production de petits services domestiques entre voisins, et qu’on réinitie ainsi une dynamique d’échange de proximité qui va au-delà des pratiques initiales.

FG : Le terme de rupture est sans doute exagéré car la mutualisation des moyens de production a toujours existé localement : il suffisait par exemple de sonner chez le voisin pour lui emprunter sa perceuse. Il semble que ce phénomène de partage local et basé sur un réseau de connaissances personnelles ait muté ces dernières années. On peut considérer le changement d’échelle permis par le canal digital comme un changement de nature du phénomène : là où votre voisin prêtait sa perceuse trois ou quatre fois par an, il va peut-être la louer trois ou quatre fois par semaine grâce au canal digital, en permettant à plus de voisins d’en profiter et en glanant un peu d’argent au passage. La médiation par une plateforme digitale n’est donc pas neutre – aucune médiation technique ne l’est.

La marchandisation de certains pans de l’économie, qui était jusque là assurés par la solidarité entre proches, n’est-elle pas problématique?

ED : Lorsqu’on s’indigne contre le service «Veiller sur mes parents» proposé par La Poste, je pense que ce que l’on juge immoral c’est qu’on puisse payer une entreprise pour faire quelque chose qu’on devrait faire soi-même. Le problème n’est pas la monétisation d’une prestation dont la valeur est évidente, mais la dégradation du lien social dont elle témoigne. Le pari commun à AlloVoisins, Blablacar, aux banques du temps ou aux Trade Schools par exemple, c’est qu’on peut recréer du lien social à partir d’un échange, que celui-ci soit monétisé ou non. La relation peut fonctionner aussi dans ce sens-là.

FG : Comme pour le cas de l’Economie Sociale et Solidaire, il faut une base économique pour soutenir les modèles collaboratifs qui se développent actuellement. Des critiques déjà formulés à l’encontre de l’ESS sont adressées à toutes les formes d’économie collaborative à finalité marchande. Parmi celles-ci, deux constituent les grands défis de l’économie collaborative : la juste répartition de la valeur créée – qui est un enjeu consubstantiel à toute activité productive, et la prise en compte des effets systémiques du développement de ces offres. Ce dernier problème est redoutable pour le prospectiviste.

Reprenons la distinction que fait Edouard entre propositions de valeur peer-to-peer et business-to-peer. Il semble évident que les dernières cités sont des recompositions des propositions de valeur sous l’effet de la digitalisation, et à ce titre soluble dans le système économique actuel. Vélib’ était jusque récemment géré par JC Decaux, et feu Autolib’ par le groupe Bolloré. Ce sont les modèles peer-to-peer qui transforment le plus nos sociétés, avec des effets très contrastés et parfois paradoxaux.

Quel est l’impact économique d’un acteur comme Airbnb qui contribue à l’inflation immobilière mais semble augmenter les retombées liées aux tourismes pour les commerçants? Quel est l’impact écologique d’un Blablacar, qui augmente le taux de remplissage des véhicules personnels mais incite sans doute les individus à se déplacer davantage? Il faut aussi considérer que les offres de pair-à-pair ne se substituent pas aux offres classiques, mais touchent une autre clientèle. L’économie collaborative pourrait bien remodeler l’ensemble de notre système économique. Mais dans quelle mesure? À mon sens, le vrai problème est ici.

Le modèle consumériste libéral est de plus en plus contesté socialement et semble à bout de souffle écologiquement. L’économie collaborative a-t-elle vocation à devenir la norme?

ED : Je pense que oui. L’accès aux biens semble partout l’emporter sur leurs possessions. Le leasing ou la prestation à la demande ont le vent en poupe. L’économie collaborative participe de ce mouvement. Pourquoi acheter un taille-haie qui me servira trois ou quatre fois l’an alors que je peux louer celui du voisin? Pour les classes moyennes et populaires, l’enjeu est d’entretenir un pouvoir d’achat qui n’augmente plus, tandis que pour les ménages les plus aisés, c’est la recherche d’une expérience alternative et d’un vivre mieux qui prime. Mais dans les deux cas, le résultat est le même : l’accès et la collaboration l’emportent. Je parie donc volontiers sur le pouvoir transformateur de l’économie collaborative, qui a vocation à infuser dans tous les pans de l’économie.

FG : Je serais quant à moi plus mesuré, bien que je partage le constat qui fait de l’économie collaborative un relai aux désirs consuméristes des individus. Outre les paradoxes systémiques déjà évoqués, j’émets deux réserves sur son développement : d’une part, nous ne savons rien de notre capacité d’apprentissage collectif de la collaboration à grande échelle que va requérir l’élargissement et l’approfondissement de sa diffusion. Les expériences réussies sont toutes parcellaires, et ne recouvrent que certains aspects de nos besoins.

Mais sommes-nous prêts à renoncer à toujours plus de biens contre toujours plus de liens? Et puis, seconde limite, l’économie collaborative se développe à l’aide de ressources du système consumériste actuel (plateformes, algorithmes, données…), dont il corrige en contrepartie certaines faiblesses. Si le modèle économique dominant était un requin, le modèle collaboratif serait métaphoriquement un rémora, qui profite de son sillage et vit en symbiose avec lui. On peut voir les « rémoras » collaboratives se multiplier pour le profit de tous, mais un changement de paradigme économique implique des transformations plus profondes, et notamment la fin de l’hyperconsommation.

Fabien Giuliani est diplômé d’Histoire, d’Ecole de commerce, et titulaire d’un MBA d’Intelligence Economique. Doctorant au Conservatoire National des Arts et Métiers, il travaille sur l’articulation entre veille stratégique et prospective.

Edouard Dumortier est diplômé de l’ESSCA. Après un parcours salarié en grande distribution, en conseil et dans la franchise, il cofonde AlloVoisins en 2012, qu’il dirige au quotidien. Edouard Dumortier est passionné par l’Economie Collaborative, qu’il perçoit comme une tendance de fonds amenée à bouleverser les modèles établis.

Le contributeur :

Conférencier et doctorant en science de gestion, Fabien Giuliani étudie le lien entre veille stratégique et prospective. Ses travaux de recherche visent en particulier à mettre en lumière les utilisations de l’intelligence artificielle dans le domaine de l’intelligence économique.

Fondateur du cabinet Demain la Veille, il conseille les entreprises en termes de stratégie de transformation digitale et de gestion de l’information stratégique. Les mutations liées à l’économie digitale sont sa thématique de prédilection.

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