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Les vrais talents de l’entreprise ne sont pas ceux que l’on croit

Par Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG)

Une autre difficulté avec cette notion est que les talents de l’entreprise ne sont généralement pas où la direction pense qu’ils sont, c’est à dire parmi les jeunes cadres dynamiques aux dents longues. C’est l’idée-même que les talents de l’entreprise sont les chefs ou les futurs chefs qui pose problème.

Pour parler de talents, la vraie question à poser est la suivante: qui fait vraiment tourner une organisation? Dans la conception cartésienne du management, la réponse est simple: ceux qui pensent. Et c’est bien connu, on ne pense qu’en haut. En bas on exécute. Et donc plus vous êtes haut dans la hiérarchie, plus vous êtes important. Dans cette conception, les chefs sont donc les plus importants, parce qu’ils pensent, et c’est difficile; les autres se contentent de mettre en œuvre, ce qui n’est pas très difficile, et est donc moins considéré.

Normalement un talent, c’est quelqu’un qui a du talent. Mais comme toujours dans les organisations, les mots ne veulent pas dire ce qu’ils paraissent vouloir dire. Dans les organisations, un talent est quelqu’un d’important, quelqu’un qui a du potentiel et qu’on doit soigner. Avoir du potentiel signifie qu’on pense que le talent a un avenir à haut niveau dans l’organisation. Donc être un talent n’est pas propre à l’individu; cela reflète ce que l’organisation pense de l’individu, voire ce qu’elle espère en fonction de ses attente, de ce qu’elle valorise. Ce n’est pas la même chose.

Je suis un talent! (Source: wikipedia)

Dans les faits, un talent, c’est souvent quelqu’un qui n’a rien fait d’intéressant depuis quinze ans mais qui est bien en cour. Quelqu’un qui a soigneusement fait attention d’éviter les projets risqués pour miser sur les valeurs sûres. Qui a passé plus de temps à se faire bien voir au-dessus qu’à travailler en dessous. Quelqu’un qui développe l’idée que tout lui est dû, et sa réussite ne tient qu’à son seul talent, précisément. On valorise les bons élèves qui répondent bien aux questions alors que le véritable enjeu stratégique dans un monde de ruptures est la capacité à poser les bonnes questions. On conçoit le talent en termes strictement individuels en ignorant que la performance durable ne peut qu’être collective.

Les talents d’Enron

Il faut rappeler que la notion de talent, et la fameuse expression de « guerre des talents » est née d’une étude du cabinet de conseil McKinsey à propos de l’entreprise… Enron, qui en avait fait le cœur de sa stratégie. Enron, entreprise phare des années 90, recrutait des stars du trading et leur laissait tout liberté pour créer de nouvelles activités. Seuls comptaient les résultats. Cette approche a été célébrée par toute une série de gourous de l’entrepreneuriat, notamment Gary Hamel, et de la RH. Tout s’est terminé en chaleur et poussière lorsqu’il s’est avéré que si seuls les résultats comptent, les méthodes pour les atteindre peuvent poser problème; en substance, le talent sans l’éthique mène au désastre.

En plus, on trouve logique de faire tourner les talents de poste en poste pour parfaire leur éducation; c’est très pratique, ça leur permet de partir avant que les résultats de l’inanité de leurs décisions, ou de leur absence de décision, ne soient visibles. Ça leur permet de ne pas jouer leur peau sur leurs décisions. L’idée de la rotation, perle de la RH, fait primer l’éducation des jeunes gens sur l’intérêt de l’organisation, le tourisme plutôt que le travail. Avant tout faire que les talents soient heureux. La rotation est une grande opération de loisirs. Gardons-les occupés! Comme les enfants dont on craint qu’ils s’ennuient, et s’en aillent.

Les talents de l’entreprise, ou plutôt ceux qui sont identifiés comme tels, sont en fait parfois des mercenaires qui la quitteront à la première occasion, persuadés de leur grande valeur – après tout n’a-t-on pas passé notre temps à les en convaincre? Il restera aux petites mains, qui elles restent dans la durée et voient passer les talents par la porte à tourniquet, à recoller les pots cassés et à continuer, comme toujours, à faire tourner la boutique.

La revanche des petites mains

Car pendant que les « talents » mènent leur bataille politique pour leur prochaine promotion, cajolés par une RH aux petits soins, il faut bien en effet qu’il y ait des employés qui fassent tourner la boutique. Dans beaucoup des organisations avec qui je travaille, ceux, et le plus souvent celles, qui font le vrai boulot, sont les assistantes. Elles sont souvent là depuis très longtemps. Elles connaissent l’organisation, sa culture et surtout son histoire. Elles y sont généralement très attachées, bien que celle-ci les traite mal. Elles peuvent vous dire en trois minutes ce qui va bien  et ce qui ne va pas dans l’organisation – elles le vivent tous les jours en direct. Elles peuvent vous dire qui travaille et qui se fait mousser; elles peuvent vous régler le plus difficile des problèmes en trois coups de fil. Elles font tourner la boutique en dépit de l’ineptie managériale, protègent tant qu’elles peuvent l’organisation contre les modes du moment en attendant que celles-ci passent (elles finissent toujours par passer, les assistantes restent, les talents passent), mais les considérer comme talents ça n’est jamais venu à l’idée de personne. Ne font-elles pas qu’exécuter? Ben tiens.

Je songe à ce jour où j’intervenais dans le cadre d’un événement complexe à organiser. La réussite de l’événement dépendait de la présence de quelques chefs importants pour l’organisation. Or ces chefs étaient très occupées et malgré l’intérêt pour l’événement, se décommandaient les uns après les autres au fur et à mesure qu’approchait la date. Le responsable RH qui organisait la formation ne savait que faire. Il n’avait aucun accès à ces chefs, n’ayant aucune légitimité interne. C’est l’assistante du service, mobilisant son réseau construit au sein de l’organisation depuis des années, qui a ramené un par un les grands chefs, qu’elle connaissait depuis leurs débuts, et qui a finalement sauvé l’événement. Réaction du RH, à qui tout le mérite de la réussite a bien évidemment été attribué, parce qu’il était chef, à la fin de la formation? l’assistante a été remerciée « pour la logistique de l’événement ». Le travail de cette dernière, crucial, n’a même pas été simplement perçu par le DRH ou il a été nié, ce qui est pire.

Il y a ainsi dans chaque organisation, un petit groupe de gens qui fait tourner la boutique. Ils sont difficiles à identifier de l’intérieur, et parfois même de l’extérieur. Ils ne se font pas mousser. Ils se connaissent. Pour l’observateur superficiel, ils passent inaperçus. Beaucoup de managers « talents » échouent parce qu’ils les ignorent et les méprisent, pensant qu’ils ne doivent fréquenter que des gens « importants » (c’est à dire haut placés). Mais ils se retrouvent fort dépourvus lorsque la bise fut venue.

Il est temps qu’on identifie qui sont les vrais talents, et qu’on cesse de les confondre avec des mercenaires superficiels.

Le contributeur:
Philippe Silberzahn

Philippe Silberzahn est professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG), où il a reçu son doctorat. Ses travaux portent sur la façon dont les organisations gèrent les situations d’incertitude radicale et de complexité, sous l’angle entrepreneurial avec l’étude de la création de nouveaux marchés et de nouveaux produits, et sous l’angle managérial avec l’étude de la gestion des ruptures, des surprises stratégiques (cygnes noirs) et des problèmes complexes (« wicked problems ») par les grandes organisations.

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2 commentaires

  1. « Il est temps qu’on identifie qui sont les vrais talents, et qu’on cesse de les confondre avec des mercenaires superficiels. »

    Il ne faut pas rêver, ce n’est pas demain la veille que cela va changer. Le plus terrible, c’est que les vrais talent comme tu le mentionnes, se font licencier avec le minimum quand l’entreprise va mal, et les faux talents, partent avec des gros chèques. Les entreprises actuelles n’ont qu’un seul objectif, le cours de l’action, parce que les dirigeants farcis de stock option, ont un intérêt certain à ce que le cour de l’action monte. La qualité du produit ou la satisfaction client, n’ont que peu d’intérêt à leur yeux, alors que cela va garantir le futur, mais quand l’action chutera, ils auront tellement gagné, que même si l’entreprise meure, ils s’en sortiront avec tout ce qu’ils auront amassé pendant leur passage. Et le plus terrible, c’est que les lanceurs d’alertent, se font laminer, écarter, virer, alors que si ces fameux dirigeants, prenaient le temps de les écouter et de comprendre leur point de vu, l’entreprise pourrai être pérenne pour de très longues années. La cupidité a toujours existait, et elle existera toujours, mais ces dernières années, elle est exacerbé … jusqu’au prochain crash boursier…

  2. J’ai pu conduire avec succès mes projets sur un site industriel grâce à ces vrais talents, du terrain: test en R&D, prototypage, avant le lancement en pré-production. Clients satisfaits et CODIR plus que satisfait !
    Je reconnais individuellement la qualité de leur implication. Je les salue tous les matins avant même d’arriver sur mon bureau. J’arrive donc plus tôt que toute direction confondue.
    Je regrette que le partage de ces succès commerciaux est sur la base de leur salaire, faible par rapport à celui du CODIR. Une négociation en vain en leur faveur.

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