[ROLAND-GARROS] Guy Forget : «Nous pouvons analyser un match de manière très scientifique»
Entretien réalisé à Roland-Garros
Le rideau vient de tomber sur le tournoi de Roland-Garros. Si ce cru 2019 restera marqué par la douzième victoire de Rafael Nadal et le retour de Roger Federer sur la terre battue parisienne, le tournoi du Grand Chelem s’est aussi illustré cette année sur le plan technologique avec son nouveau partenaire, Infosys, qui a repris le flambeau d’IBM. Tout au long de la quinzaine, la société indienne a ainsi fourni l’ensemble des données relatives au tournoi et à ce qui l’entoure. En marge de Roland-Garros, le directeur du tournoi, Guy Forget, nous a livré son regard sur l’apport d’Infosys au sein du Grand Chelem parisien et l’impact de la technologie sur le tennis. Entretien.
FrenchWeb : IBM a été votre partenaire technologique pendant 34 ans. Désormais, vous travaillez avec Infosys. Quelles sont les raisons qui vous ont poussé à vous tourner vers cette entreprise indienne ?
Guy Forget : Avoir un partenaire comme IBM à l’époque ou Infosys aujourd’hui, c’est indispensable pour nous. Infosys a une capacité à répondre aux attentes qui est vraiment formidable. Ils sont extrêmement motivés. C’est une marque relativement jeune et dynamique. Au-delà des partenaires comme BNP Paribas, Rolex ou Peugeot, qui sont essentiels pour nous permettre de nous agrandir et nous moderniser, l’aspect technologique est fondamental. Et dans ce cadre, Infosys a une réelle expertise. Aujourd’hui, nous voulons continuer ce que nous avons entrepris avec IBM il y a de nombreuses années.
Grâce à eux, nous sommes capables d’expliquer et de montrer de manière très visible ce qui se passe dans un match. On donne aussi aux joueurs pléthore d’analyses, un peu comme le fait un IRM pour analyser le corps humain. Ils sont très attentifs et nous posent beaucoup de questions, ils veulent savoir ce que nous recherchons. Pourquoi est-ce qu’un match bascule, pourquoi un joueur perd-il pied, pourquoi est-ce qu’un joueur n’y arrive pas, pourquoi est-ce qu’un joueur est meilleur qu’un autre ? C’est très intéressant pour nous de participer à cette recherche, car par le passé, c’était très théorique.
FW : Aujourd’hui, il y a beaucoup de données, mais est-ce que ce n’est pas trop compliqué de s’y retrouver…
G. F : Non ! Quand je regarde des données, certaines données ne m’apportent rien, mais apportent probablement à d’autres, à des spectateurs lambda notamment. Il y a des choses très intéressantes, en particulier à certains points d’un match. Au tennis, les points n’ont pas la même valeur. Le point à 2-2 15A ou à 15-40, ce n’est pas pareil. Il est indispensable d’analyser ces points qui valent de l’or. Par set, il peut y en avoir à peine deux ou trois. Mais il faut d’abord être capable de les identifier. Quand ils jouent ces points cruciaux, certains joueurs ne sont pas forcément conscients qu’il faut les jouer d’une manière différente. Et je parle même de membres du Top 10.
Quand j’analyse un match, par exemple celui d’un joueur français qui arrive dans un point crucial de la rencontre, au-delà de la valeur du point, je veux voir comment il joue ce point. J’ai envie de savoir ce qu’il se passe dans sa tête à ce moment-là. Et quand je vois qu’il fait un choix complètement farfelu, même si ça marche, je me dis qu’il n’est pas encore assez fort. Parce que la constante chez des joueurs comme Djokovic, Nadal ou Federer, c’est que ces fameux points qui valent très très cher, ils les jouent d’une certaine manière, avec un certain état d’esprit. Leurs choix sont toujours très justes, très cohérents. Avec les données, nous sommes capables aujourd’hui de montrer à un joueur quels sont les points importants. Le coach va pouvoir lui dire à quel moment il perd le set. Il va pouvoir lui montrer le point et lui expliquer pourquoi il a commis la faute.
En un clic, on peut aller sur le point en question. On voit la vitesse, la zone jouée, pourquoi ce point est joué différemment par rapport aux autres points, et c’est un gain de temps incroyable pour un entraîneur. Ces données collectées par Infosys sont donc très précieuses. La finalité, c’est que nous pouvons analyser un match de manière très scientifique.
Le Masters «Next Gen» est une démarche très intéressante, et pourtant Dieu sait si je suis quelqu’un d’assez classique qui n’aime pas trop le changement…
FW : L’ancienne génération, celle de Nadal et Federer, est assez sceptique sur l’impact des données dans le tennis. Toni Nadal (oncle et ex-entraîneur de Rafael Nadal, NDLR) estime notamment que les statistiques ne livrent qu’une partie de la vérité. Cela va peut-être changer avec des joueurs comme Shapovalov et Tiafoe, qui vont être davantage influencés par la technologie dans les prochaines années ? Le Masters «Next Gen» va dans ce sens…
G. F : Toni Nadal part du principe qu’il faut apprendre les bases du jeu. Les bases, c’est d’abord l’attitude, et donc l’aspect mental, la répétition pour mécaniser les coups, les schémas tactiques qui doivent être extrêmement simples et répétés à la perfection, et aucune part laissée à la fantaisie. Un joueur est un ordinateur qui répète le programme qu’on lui donne.
Il faut que ce soit répété à l’infini jusqu’à le maîtriser sans jamais être fatigué. De temps en temps, il y a quelque chose qui ne fonctionne pas et l’entraîneur va demander au joueur d’essayer un coup, et c’est là que le joueur va sortir son petit coup du chapeau. Je pense que c’est comme ça qu’il a formé Rafael Nadal.
FW : Il l’a notamment incité à jouer de la main gauche alors qu’il est droitier…
G. F : Avec le recul, c’est presque anecdotique. Ce qui est bluffant, c’est qu’à 33 ans il a encore l’appétit, la pugnacité d’un jeune joueur qui vient ici pour la première fois. Il a gagné 12 fois Roland-Garros et il joue son premier tour comme si sa vie en dépendait. En suivant les même schémas tactiques avec la même rigueur, la même application, la même concentration. C’est ça qui est prodigieux. On peut illustrer ce qu’il a fait en s’appuyant sur les données mais ce n’est pas ça qui fait la force de Nadal.
Pour Toni, qui vient d’une autre génération, les statistiques ce n’est même pas secondaire, ça vient en troisième position. Pour autant, je suis sûr qu’un garçon comme Rafael Nadal, connaissant tout ce qu’il a comme mémoire, comme expertise, il pourrait aujourd’hui prendre une ou deux informations grâce aux données. Mais je pense que ça se fera de plus en plus avec le temps, avec ces nouveaux joueurs qui arrivent, qui eux sont sur des tablettes en permanence…
FW : Quel est votre regard sur les innovations testées au Masters «Next Gen» à Milan ?
G. F : Je trouve cette démarche très intéressante, et pourtant Dieu sait si je suis quelqu’un d’assez classique qui n’aime pas trop le changement… Elle est intéressante, car je crois que notre sport, qu’on le veuille ou non, qui est un spectacle et qui est en compétition avec d’autres activités, comme le basket, le foot et les jeux vidéo, a besoin d’attirer en permanence une nouvelle clientèle. Aujourd’hui, on doit être capable, quand on est dirigeant ou qu’on est directeur de tournoi comme moi, de dire quelles sont les forces et les faiblesses du tennis, et les choses qu’on pourrait améliorer dans notre sport pour le rendre encore plus attractif, sans pour autant changer l’histoire du jeu, ni les fondamentaux de ce sport qui est quand même particulier.
Aujourd’hui, l’un des défauts du joueur de tennis, et surtout chez les meilleurs, c’est qu’il ne faut rien changer.
FW : Mais aujourd’hui, les quatre tournois du Grand Chelem ont des règles différentes dans le cinquième set…
G. F : Pour moi, c’est anecdotique. Nous devons réfléchir d’une manière encore plus importante, parce que les matches sont trop longs. Est-ce que l’évolution du jeu, qui est beaucoup plus physique aujourd’hui, fait que des gens se détachent du tennis ? Est-ce que l’opposition de style entre les joueurs est un élément que l’on surveille véritablement aujourd’hui ? Est-ce que l’on pourrait parvenir à supprimer les parties qui sont un peu soporifiques dans un match de tennis ? Est-ce qu’on doit travailler sur le matériel, voire même interdire certains cordages ? On n’a jamais eu une telle réflexion.
Avec le Masters «Next Gen», je trouve que c’est sympa, car ce n’est pas une compétition officielle, il n’y a pas de points ATP. Il y a plus de liberté. Alors soyons fous, expérimentons, les règles sont les mêmes pour tout le monde ! Les matches vont être au meilleur des cinq sets mais plus courts, parce que les gens consomment le tennis d’une manière différente d’il y a 25 ou 30 ans. On va aussi supprimer la lente progression du set, cela ne va pas au-delà de quatre jeux pour remporter la manche, ce qui rend le match plus dynamique. Et puis surtout, le Masters «Next Gen» enlève cette partie longue et parfois ennuyante quand ça fait égalité, avantage, égalité, avantage, égalité, avantage… Parfois, un jeu dure depuis 13 minutes et s’achève sur une double-faute. Et on se dit tout ça, pour ça ! A 40A, les gens vont se dire que c’est important. C’est soit balle de jeu, soit balle de break. Là, on capte l’attention du spectateur et du téléspectateur.
Aujourd’hui, l’un des défauts du joueur de tennis, et surtout chez les meilleurs, c’est qu’il ne faut rien changer. «Forcément, je suis le meilleur, pourquoi est-ce que je vais prendre le risque de changer quelque chose qui me réussit ?» Et comme le joueur de tennis, par définition, c’est un garçon très égoïste et assez égocentrique, il ne va jamais vouloir remettre en question ce qu’il est en train de faire. Finalement, ce Masters «Next Gen» apporte des réponses et permet de voir en situation réelle s’il y a une appétence pour telle ou telle règle. Après deux ou trois ans d’existence, il va falloir tirer les enseignements de ce qu’il s’est passé. Et comme l’ATP est à l’origine de ce tournoi, elle devrait faire savoir qu’il serait bénéfique de mettre en place plusieurs règles dans ses tournois parmi les règles testées à Milan. Et après, peut-être que les Grands Chelem suivront… Ils devraient commencer à penser à ce genre de choses et se mettre en ligne si ces tests s’avéraient concluants.
FW : Le chronomètre au service a déjà fait son apparition… Pour vous, quelle serait la prochaine innovation que l’on pourrait mettre en place très rapidement ?
G. F : C’est le no-let ! C’est une évidence. Ça ne change rien. Quand une balle effleure le filet, il pourrait y avoir un échange. Quand une balle tombe juste derrière le filet, le relanceur pourrait faire une course vers l’avant et réaliser une contre-amortie. Il y aurait un point spectaculaire ! Mes deux enfants ont joué aux États-Unis, je les ai vus jouer une dizaine de matches avec cette formule. C’est fantastique ! Chaque balle let, 4 fois sur 5, donne lieu à un point spectaculaire. Pourquoi se priver d’un point spectaculaire et prolonger des matches qui sont déjà trop longs ? Ça n’engage que moi, je ne parle pas au nom de la Fédération, mais si ça a été fait chez les juniors, pourquoi pas chez les professionnels ?
En disant ça, je m’expose… Je parle au nom du plus grand tournoi du monde. Comme je sais que mon président partage mon avis sur le sujet, je le revendique. Le no-let existe dans les règles du jeu. Demain, on pourrait très bien le mettre en place à Roland-Garros dès 2020. Personne ne pourrait nous empêcher de le faire. On ne le fait pas car on pense que ce serait bien qu’on se mette d’accord, soit avec les autres tournois du Grand Chelem, soit avec le circuit ATP. Je pense qu’il serait intéressant que ce soit appliqué sur plusieurs événements.
Voilà une modification finalement assez simple, qui ne changerait rien fondamentalement au jeu, qui accélérerait un peu les matches, qui rendrait le jeu plus spectaculaire et qui montrerait à tous les jeunes, qui trouvent le tennis un peu trop soporifique, que c’est un sport fun et spectaculaire. Pourquoi se priver aujourd’hui de ce genre de choses ? Mais il faut voir cela de manière globale…
Pour rappel, il y avait des top-players, même Federer, qui étaient opposés au Hawk-Eye. Et aujourd’hui, tout le monde, même lui le premier, reconnaît que c’est un succès… Pourquoi est-ce qu’on ne l’a pas mis plus tôt ?
FW : Ces dernières années, Roland-Garros a vécu une profonde mutation. Aujourd’hui, est-il le stade le plus connecté parmi les tournois du Grand Chelem ?
G. F : Je ne sais pas si Roland-Garros sera le tournoi du Grand Chelem le plus connecté. En tout cas, c’est un virage qui s’effectue aujourd’hui à tous les niveaux, aussi bien auprès des diffuseurs que des joueurs. Que ce soit avec des applications qui permettent à l’ensemble des joueurs d’avoir accès à une grande quantité de données ou avec l’application utilisée par le fan lambda pour améliorer son expérience dans le stade, ce virage connecté a été amorcé. Et on voit bien qu’année après année, cet outil se perfectionne et s’améliore.
Aujourd’hui, il est impensable pour quelqu’un d’arriver ici et de ne pas se connecter à Internet pour se renseigner sur les matches à regarder, les points de restauration et les boutiques pour acheter un souvenir. Ce sont des données fondamentales pour nous et Infosys nous aide à rester à la pointe de ce qu’il se fait. Nous sommes complètement néophytes par rapport à ça. Nous avons donc besoin d’eux pour être au niveau des autres. Mais je sais que les autres font aussi la même chose. (Rires)
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