Médias sociaux: quand la Chine s’éveillera
Yann Gourvennec, auteur du blog VisionaryMarketing, a interrogé une experte australienne en médias sociaux. Interview.
Nous ne sommes généralement pas tendres avec nous-mêmes, surtout de ce côté-ci de la Manche, où nous aimons bien nous dénigrer tout seuls. Et pourtant, même si nous nous voyons comme des râleurs et que trop nombreux sont ceux d’entre nous qui pensent que l’herbe est toujours plus verte ailleurs. Rassurez-vous, ce n’est pas seulement français, car les Anglais sont fréquemment raillés aux antipodes, où on les appelle les « whingeing poms** ».
L’espoir vient donc ce matin d’Australie, avec ce témoignage de ma consœur et amie Joanne Jacobs, qui dirige l’agence 1000heads à Sydney. Je lui ai demandé de partager son point de vue sur l’adoption des médias sociaux en Europe, en Australie et en Asie. Je connais Joanne depuis de nombreuses années, car nous étions tous deux des anciens présentateurs de Like Minds. Non seulement est-elle une (véritable) experte en médias sociaux, mais elle est aussi une véritable bête de scène, formée à l’école du Théâtre, capable de tenir en haleine une salle avec plusieurs centaines de spectateurs, tout en suivant une présentation au minutage automatique et … en se payant le luxe de faire de l’humour entre deux visuels, sans perdre le fil !
Elle est retournée en Australie après un long séjour en Europe, mais j’ai bravé le décalage horaire (il faut se lever très tôt !) et j’ai pu l’interviewer. Comme vous allez voir, les bonnes vieilles barrières du temps sont loin d’être abolies …
** ou les “POMs” grincheux ; POM voulant dire “prisoners of her Majesty » pour ceux qui ne connaissent pas la blague …
Joanne Jacobs analyse les médias sociaux en Asie, Australie et en Europe
Maintenant que Facebook a 10 ans et LinkedIn 11, quelle est ton opinion sur l’évolution des médias sociaux en général ?
Joanne Jacobs: Dans l’ensemble, je pense que nous sommes dans une phase de transition. La masse critique en termes d’utilisateurs a été atteinte, mais il y a encore beaucoup de chemin à parcourir pour enseigner les vrais bénéfices des médias sociaux à la communauté des entreprises. Les professionnels sont la plupart du temps plongés dans le noir. Soit parce qu’ils ont reçu les mauvais conseils, donnés par des gens qui se promouvaient eux-mêmes comme « experts en médias sociaux » et qui se sont focalisés sur les mauvaises choses. Une grande partie du malentendu vient du fait que les entreprises persistent à essayer de mesurer des visites suite à des campagnes marketing et qu’ils ne pensent pas assez à se poser la question de savoir comment garder le contact efficacement avec leurs lecteurs. Une grande partie du potentiel des médias sociaux n’a même pas encore été découverte.
Nous vivons donc dans cette phase de transition, mais je pense que cela changera dans les 5 à 10 années qui viennent. Il se développera alors une sorte de degré de maturité notamment en termes de mesures des résultats.
Tu as déménagé pour revenir en Australie il y a environ deux ans, quel est ton constat ?
Je dois avouer que revenir en Australie a été pour moi très difficile. Ne croyez surtout pas que la technologie puisse effacer la tyrannie de la distance. Elle en est incapable. Et une des raisons pour cela, c’est que les fuseaux horaires existent ! Je n’étais donc plus capable de communiquer aussi efficacement avec les gens qui faisaient partie des réseaux que j’avais construits au Royaume-Uni et en Europe. C’est pour cela que cela ma semblé difficile de revenir dans un environnement isolé au point de se trouver à 9 ou 11 heures de décalage par rapport aux autres. Une autre raison de cette difficulté est aussi liée aux sévères problèmes de connectivité ici en Australie, bien que le pays soit bien placé du point de vue de la connaissance du monde digital. Le coût du haut débit dans ce pays est incroyablement élevé et la qualité de la connexion y est mauvaise.
Pour ce qui concerne les médias sociaux, la communauté y est plus petite, il y a moins d’engagement et ironiquement, s’il y a de petites communautés à Melbourne, Sydney, Adélaïde et Perth, celles-ci sont toutes déconnectées les unes des autres car cela prend une heure pour voyager en avion de Melbourne à Sydney, et encore, c’est le trajet le plus court que nous ayons dans ce pays ! Ainsi, à l’intérieur même de notre pays, nous souffrons de la tyrannie de la distance.
Tu as mentionné avoir perdu tes abonnés Twitter du Royaume-Uni quand tu es retournée en Australie, peux-tu développer un peu ?
Quand on y pense, la perte de mes abonnés Twitter est due à ces différences de fuseaux horaires. Lorsque vous cessez de communiquer régulièrement pendant les heures de bureaux avec les personnes qui font partie de votre communauté, vous perdez alors vos abonnés car ceux ci ne sont plus capables de communiquer avec vous, ni à même de partager des informations ni prendre part à des discussions. Pour ma part, je n’ai pas pu prendre part aux événements européens ni du Royaume Uni, car ceux ci avaient lieu entre 7:00 du soir et 6:00 du matin heure de Sydney ! C’est ainsi que j’ai perdu mes abonnés, mais aussi, les sollicitations de la communauté locale étaient fortes, et en conséquence, j’étais moins considérée comme un influenceur sur les marchés et par les auditoires de ma vie connectée antérieure.
Différences dans l’adoption des médias sociaux entre l’Asie et l’Australie
Avant tout je dois revenir sur les différences entre Australie, RU, Europe et US quant à leur utilisation des médias sociaux. L’Australie est intéressante car en tant que nation occidentale, elle a adopté beaucoup des mêmes outils technologiques disponibles ailleurs, mais il y a une tendance plus forte à y citer ou répéter les conversations des autres sans produire de véritables commentaires. Ainsi, les gens y sont plus prompts à retweeter quelqu’un directement ou un article de presse, à partir d’une interview ou d’une émission TV ou radiophonique, qu’à apporter un commentaire en réponse à cette opinion.
C’est un phénomène que nous avons observé lors d’une étude sur la politique menée par 1000heads ; nous avons remarqué avec curiosité que les Australiens, même s’ils ont une réputation de « grandes gueules » et de peuple aux opinions bien arrêtées, sont réticents à s’exprimer sur les réseaux. Il y a tant de restrictions dans tant d’entreprises qui mettent des conditions à ce que vous avez le droit ou non de dire sur les médias sociaux, que les Australiens ont pris pour habitude de ne rien dire du tout. Ils se contentent donc de citer les autres et il y a peu de choses intéressantes à lire. Sous cet aspect, l’usage des médias sociaux en Australie est finalement assez rétrograde.
Quant à l’Asie, je pense que c’est là qu’on trouve un des aspects les plus fascinants des médias sociaux aujourd’hui. Sur les 7,1 milliards d’habitants de la planète, 4,3 vivent en Asie ! Et la Chine à elle toute seule en compte 1,3 milliard. De ces 1,3 milliard, près de 800 millions sont des utilisateurs des médias sociaux ! Il y a un an, il y avait 798 millions d’utilisateurs du réseau social Tencent QQ, 300 millions sur Weibo. Cette zone géographique compte le plus grand nombre de personnes et la croissance la plus forte.
Pour l’instant c’est l’usage personnel qui y domine mais les choses changent. Et les entreprises asiatiques sont en train de s’emparer des médias sociaux pour se rapprocher de leurs communautés. Et du fait de la culture asiatique qui englobe ces concepts de communauté, d’esthétisme et de partage, les médias sociaux y trouvent une place assez naturelle. A ce stade, il y a de grandes ouvertures sur ce marché, car les entrepreneurs locaux sont encore assez indécis quant à la façon dont ils doivent aborder leurs publics. En outre, l’ « engagement » (au sens anglais du terme, NDLR) avec les communautés asiatiques prend des formes plus subtiles que dans le monde occidental. Il y est moins question de faire de la masse sur de gigantesques bases de données d’emails ou de caser ses produits, les médias sociaux y sont plus vus comme un moyen d’optimiser les relations d’affaires. Ils considèrent plus les médias sociaux comme un travail à Long terme que dans les pays occidentaux ; dans ce sens, l’Orient, culturellement parlant, est plus dans le vrai pour ce qui concerne les médias sociaux.
Comment les Australiens voient les Européens
Les Australiens ne voient pas les Européens comme des râleurs. Si une chose transparaît à nos yeux, c’est que vous êtes impliqués dans les débats d’idées. Vous êtes concentrés sur le résultat de la discussion, les répercussions des différentes règlementations et processus qui sont adoptés dans le monde des affaires, et je pense que cela est une bonne chose. Je ne pense pas que personne quiconque en Australie voie l’Europe ni les Européens comme des râleurs. Pour nous,vous faites partie des meilleurs praticiens sur la planète.
Vous avez bénéficié de connexions très haut débit bon marché et fiables et vous êtes au sein d’une communauté internationale de gens qui sont préparés à investir du temps et de la connaissance dans la pratique des médias sociaux afin de produire le meilleur environnement possible pour leurs auditoires et les nouveaux marchés. En Australie, le problème vient en partie d’un accès restreint au débit, une certaine réticence à investir dans les médias sociaux d’une autre manière que comme dans une mode ou dans la publicité. Le secteur de la publicité a un contrôle très fort sur le business en Australie ce qui implique que son utilisation des médias sociaux est très peu sophistiquée.
Aussi, pour ce qui concerne l façon dont les entreprises se développent ainsi que leur communauté, je pense que les Européens sont bien meilleurs en termes de communication que les Australiens. Vous devez également, par nécessité, investir dans différentes régions et dans différentes langues, et voue êtes obligés de travailler collaborativement.
Si vous vous percevez vous-même comme des râleurs, les Australiens ne le pensent pas et ils voient au contraire l’Europe comme un modèle qui leur permettrait de s’améliorer
Le témoignage (en anglais) de Joanne Jacobs :
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