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Trois ans à New York, côté business

Par Emmanuel Debuyck, CEO et fondateur d’Adwanted Group

Ca y est, voilà que nous sommes depuis trois ans à New York, c’est l’heure de mon bilan professionnel et personnel.

Petit rappel des faits: je quitte la France au début de l’hiver 2016, laissant mon startup de 16 personnes à Lille, dirigée par T. mon ami de longue date, m’ayant rejoint quelque temps plus tôt et devenu DG d’Adwanted. Quel confort de partir en se sachant bien secondé.

Trois ans plus tard, T. n’est plus là: vivre à distance de ses troupes requiert de l’exigence, de la transparence et de la confiance. Je découvre qu’un bon DG, ce n’est pas trouver quelqu’un qui joue au PDG. C’est maintenant D. qui prend la relève, D que j’avais appelé au moment de notre seconde opération de croissance externe, à l’été 2017.

2017 était une année charnière, celle des rencontres et de la forte accélération, qui s’est poursuivie tout au long de l’année 2018. Au terme de ces deux années marathon, Adwanted est devenu un groupe international qui comprend beaucoup de filiales. Quand on acquiert des sociétés elles-mêmes pilotées par des holdings, cela finit par faire un millefeuille (10 sociétés, 15 banques), que nous sommes en train de rationaliser. Nous opérons à présent une quinzaine de logiciels dans l’achat et la vente d’espaces publicitaire, le media planning et la gestion de trafic publicitaire. 2 000 clients dans une quinzaine de pays et 90 collaborateurs.

A New York, la filiale est lancée à mon arrivée, suivie quelques mois plus tard par l’arrivée de J. vétéran de la pub, dont le carnet d’adresse est un annuaire. J. a eu une carrière très successful et nous propose de le rémunérer en actions de la filiale US au lieu de cash. Cette proposition me séduit immédiatement, quand on sait qu’à ce poste de senior (s’entend plus de 15 ans d’expérience, pas les senior account manager qui pullulent sur Linkedin l’organigramme le plus créatif de la planète) le salaire new-yorkais se négocie autour de 600 000 dollars: 1/3 de fixe, 1/3 de bonus, 1/3 d’équity (les parts de la société). Je pense que J. est l’homme clé du marché US. 2 ans plus tard, J. n’a tourné que quelques pages de son Rolodex. Je le découvre multi-millionnaire, alors qu’il consulte son compte en banque en oubliant d’avoir raccroché la conférence vidéo avec partage d’écran, terminée quelques minutes auparavant.

Mais tétanisé devant le possible échec: J. a une aversion pour l’improvisation et les chemins de traverse, le parcours pourtant indispensable de tout startupper qui veut disrupter une industrie. Un RDV se prépare pendant des semaines, chaque powerpoint répété des dizaines de fois, au point de le connaître par cœur. Le powerpoint est préparé par N, notre assistante marketing, qui fait office pour le coup d’executive assistante. Aux US, ne pas se tromper: soit on dirige, soit on est dirigé. Evidemment chacun veut faire partie de la première catégorie, que dis-je «classe», car il s’agit bien du découpage des fonctions, institutionnalisé aux US. Mon VISA L1 m’impose d’ailleurs cette discipline, moi patron de startup qui sort aussi les poubelles: aux US on donne un visa d’executive, pas d’éxécutant. Et si l’on est executant, on ne mérite pas le VISA …puisqu’on ne fait alors que piquer le boulot d’un américain.

Ce découpage professionnel en classes se ressent à tous les étages de la vie. Allez négocier le leasing d’une voiture pour vous en rendre compte et vouloir dévisser la tête du vendeur incapable de prendre la moindre décision sans l’aval de son manager, assis à son bureau, 20 cm plus haut que tous ses vendeurs, juste derrière eux. Lui ne vend rien, il décide. Inutile de dire qu’au bout de 5 questions et autant d’allers-retours entre le vendeur et son manager, soit on signe, soit on change de concession. Au restaurant, idem: on est placé à table par un placeur (ne pas tenter de s’installer soi-même, même si l’endroit est désert, c’est un code). A peine assis, le porteur d’eau, habillé de noir, vient verser un grand verre d’eau glacée dans le verre, et souvent un peu autour aussi. Mais son job s’arrête là, ne pas lui demander de prendre la commande, ce n’est pas son job.

On le verra un peu plus tard, car c’est lui aussi qui sert les plats (et les retire immédiatement la dernière bouchée avalée). Les codes de la courtoisie de font pas partie des écoles hôtelières américaines: on se retrouve bêtement sans assiette devant son interlocuteur volubile ou vice-versa. Oups, pardon…

La société américaine est PLEINE de ces petits jobs pour les travailleurs pauvres. Le salaire minimal à NY est de 15$/heure, sauf les gens payés au TIP «le pourboire» que nous, Français, détestons….avant de comprendre et apprécier. Les «tippers» sont en effet payés à 2,75$ de l’heure et évidemment 80 à 90% de leur salaire est composé de ce tip…donc dépend directement de la qualité du service. Ne pas mettre un tip est très malpoli. Il m’arrive de mettre zéro quand le service est nul, ce qui est rare. Mais bien souvent de laisser 20%. De retour à Paris, on regrette presque de ne pas avoir cette possibilité quand le service est top, ce qui est, pour le coup, bien plus rare. Ceci explique sans doute cela.

Ce qui frappe à NY, c’est le climat social qui règne: 3 ans sur place, je n’ai JAMAIS entendu la moindre personne se plaindre de quoique ce soit. La société est capitaliste à l’extrême: quand on paye on a un extra service, quand on ne paye pas beaucoup, on ne se plaint pas. On sait pourquoi. Et de ce fait, on se démène pour gagner davantage. Le métro new-yorkais est toujours en retard, logique, le billet est peu cher (enfin juste 2x celui de Paris, ce qui est la norme, mais pour une ville qui accueille 20 millions de passagers). Les trains en retard, personne ne se plaint. On prend son mal en patience.

Ici c’est simple, quand on n’est pas content on change de crémerie et on est conscient des alternatives quand il y en a (les restaurants new-yorkais se remplissent et se vident d’ailleurs au gré des modes, des rumeurs et des saisons: aucune fidélité). En revanche comme il n’y a pas d’alternative au train (compagnie unique; trajets en voitures impossibles et parking hors de prix lorsqu’on travaille à Manhattan), on compatit, en se disant que globalement le service est pas mal (avec des trains sans doute 10 ans plus vieux que ceux de la France du reste).

Ce positivisme est sans aucun doute une des raisons qui contribue à cette énergie qu’on ressent à peine les portes de Grand Central franchies, le matin en arrivant à Manhattan. Aux US tout est possible à condition de bosser, de croire en soi…et aussi un peu d’écraser les autres. Les Américains ont une énorme confiance en eux, aussi égale à la défiance qu’ils portent aux autres. 

Ce qui veut dire que pour réussir sur place en tant qu’entrepreneur, il faut gagner sa crédibilité. Les recettes de cette crédibilité sont extrêmement limpides, et je les partage volontiers:

  • Longévité. Plus vous êtes sur le sol US depuis longtemps, plus vous êtes crédibles. Vous créez votre réseau, votre réputation: c’est le point de départ. Soyons clair: qu’une boite française envoie un employé sur place, et c’est l’echec assuré. Il faut le boss. Period. Evidemment quand on s’appelle BNP ou L’Oréal, cette règle ne s’applique pas.
    Si j’avais envoyé une recrue sur place, ou recruter sans y être, je pense que la filiale US aurait sombré depuis bien longtemps. Sans parler du fait que je n’aurais pas pu constater par moi-même les codes du business, pas cru les budgets en jeu ou même la durée pour installer son business.
  • Cash: aux US on créée sa crédibilité aussi à coup de milliers de dollars. En France mon «board of advisors» est bénévole. Aux US, personne ne rentre dans un board, même informel, sans au minimum l’attribution de jetons de présence. Il faut aussi payer des consultants pour les RP, pour la pub, avoir les bons intermédiaires…
    S’installer à NY dans le plus gros marché de la pub au monde a un coût. En France, on apprend à se débrouiller, aux US on paye. Et si on ne paye pas…on perd sa crédibilité, on fait peur. On a les yeux rivés sur le cash burn.
  • Enfin: un produit adapté. Imaginez votre petit fournisseur polonais qui vous présente le site web qu’il a créé pour vous, truffé de mots restés en polonais! C’est la même chose ici. L’Américain veut un projet fait pour lui, pas une traduction de ce qui a été fait en France. Au bout de quelques temps, ne vous y trompez pas, le produit que vous pilotez sera fait pour les US et répliqué pour les autres pays, pas l’inverse.
    Car le plus gros marché est aussi le plus exigeant: difficile à le faire intégrer par les équipes en France, notamment le CTO qui annonce au Codir «Heureusement que je suis là, je suis le seul à avoir résister face aux demandes d’Emmanuel». Bien joué: on ne fait que perdre du temps.
  • Des références crédibles accompagnées de testimoniaux: le client américain ne vous croit pas, il faut appuyer ses dires avec des références. Cela est dû au fait que leur approche est extrêmement blindée: ils sont les champions du monde de l’argumentaire commercial et à eux, on ne la fait pas….il faut prouver. C’est cette maîtrise qui nous déstabilise: il suffit d’aller voir les descriptions de poste sur les profils américains de Linkedin.
    Ainsi le «VP of Client Success» est en fait un…téléprospecteur qui va vous expliquer par mail qu’il adore votre produit et qu’il est sûr de pouvoir trouver des synergies (à traduire par « vous vendre son service»). Ici on fait du «amazing», tendance «Big Bollocks». Un VP aux US (pour Vice Président) n’a aucune valeur (et donc aucun rapport avec les directeurs généraux qui sont leurs pendants sémantiques en France): les boîtes américaines sont découpées en services et chaque service peut avoir sa structure hiérarchique propre, avec des dizaines de VP.
    Éloignez-vous des VP, cherchez des ESVP: «Executive Senior Vice President» qui garantit au moins 5 ans d’expérience à l’heureux médaillé. Nos DG français font partie de ce que les américains appellent la C-Suite: «les chief» pour CEO (PDG), CFO (Finance), CMO (Marketing), COO (Chief operating Officer), CRO (Chief Revenue Officer).
  • Mais attention, la gangrène gagne déjà avec la création d’un «C» ne faisant pas partie de la suite le «Chief Happyness officer», qualificatif donné au premier cadre qui revendique un titre de VP dans une boite. Ça coute pas cher et ça fait plaisir. Mais c’est totalement «bullshit».

Pour gagner cette crédibilité, chez Adwanted nous avons opté pour une stratégie très offensive, qui passe par des acquisitions. Au demeurant, je me rends vite compte qu’il est plus facile de financer une acquisition que de continuer à lever des fonds: le modèle d’Adwanted est de disrupter une industrie centenaire (celle de la publicité), on n’a pas construit Rome en 5 jours. Je fais peur aux investisseurs, qui haïssent les modèles long tail (à la puissance sur le long terme; au profit des short term: la culbute doit être faite en 5 ans, grand max). Malheureusement ce modèle condamne Adwanted, il faut trouver une alternative.

La première fut de trouver des business angels qui viennent de la pub, et qui comprennent que la révolution est en marche et que 5 ans, c’est une vision de petit joueur lorsqu’on entraine de si grosses marques. La seconde est de passer par des acquisitions: nous rachetons des sociétés en mal de croissance, mais ayant des clients ou des technos qui complètent le portefeuille Adwanted. Ainsi après une première acquisition aux US, cet été 2019 (la société NDX, actif de la société Nucleus Marketing Solution) Adwanted est déjà en négociation très avancée avec une autre société basée à Chicago, qui emploie 40 personnes (soit près de la moitié de l’effectif total d’Adwanted Group).

Cette première acquisition nous donne immédiatement le retentissement souhaité: nous ne sommes plus la petite filiale du groupe français que personne ne connait, mais le nouveau propriétaire de NDX, pour National Data Exchange. Personne ne vérifie ce que fait NDX, mais ça y est, nous avons une présence américain, avec laquelle il va falloir compter, un début de crédibilité locale. Et ce n’est pas faux: cette acquisition stratégique nous met immédiatement au centre du jeu car NDX est la base de données qui regroupe les informations de 13 000 journaux quotidiens et hebdos américains.

Mon souhait était de disrupter le business de l’intérieur en créant de nouvelles normes: les Américains vendent encore leur pub dans les journaux en «inches» par «columns» quand la France a adopté le format modulaire depuis près de 20 ans (pleine page, demi page, quart de page)… Pour simplifier l’achat (notre business), il faut créer de nouveaux usages. Pour créer des nouveaux usages, il faut être au centre. Nous sommes maintenant au centre en rachetant les sociétés qui établissent les standards de l’industrie.

Nous continuons notre chemin aux US et après le symbole fort gagné de cette première acquisition, nous nous attaquons à un autre symbole, l’adresse. Né dans la pub, je suis parfaitement conscient qu’aux pays des inventeurs du marketing, tout compte. De notre installation dans un espace de co-working, je retiens l’économie financière que nous réalisions. Mais la réalité est bien différente. Début 2018 d’abord, quand le patron français -et toujours absent- de notre espace de co-working vend son business à des Allemands. Notre «Sparklabs» devient «Rent24», nom qui conviendrait surtout à un hôtel de passe, pas à une startup qui essaie de s’ancrer localement. Je conseille au proprio de changer le nom de sa société, mais il ne comprend pas. L’office manager non plus.

Après 18 mois je n’en peux plus, le nouvel eldorado des espaces de coworking à la Wework, je le dis tout de go, est une vaste foutaise pour adolescents créateurs d’entreprises. D’une part, il faut un management expérimenté: notre office manager a l’âge des résidents, et donc de mes enfants, et les mêmes loisirs: elle passe sa journée à regarder Netflix, pendant que nos colocataires sont en train de dormir sur le canapé qui se trouve à côté de mon bureau (un espace d’à peine 35 mètres carrés où nous commençons à 3, puis 4 et maintenant 7). 

On ne peut pas recevoir le patron d’un gros magazine chez Adwanted, quand, à 2 mètres de la salle de réunion partagée, les employés d’une autre entreprise s’échangent rots et vannes dans leur vacarme. In-su-portable! Je me demande si je vieillis ou si ce modèle est adapté. Ma réponse est claire: l’espace de co-working pour démarrer à bas coût à NY, mais juste pour quelques mois, sauf si le management de ce site est très présent. Qui a envie de recevoir un client sur une table de réunion jonchée des restes de salade qu’une personne qui n’en n’a juste que faire de ses congénères, a laissé derrière lui?

Un autre enseignement du patron international que je deviens: après 3 ans aux US, j’ai 70 personnes en France, quelques autres en Espagne et en Angleterre. Je manage toutes ces petites troupes avec un Mac et un I-Phone….mais je micro-manage les Américains qui occupent le même bureau que moi: l’Américain ne prend pas beaucoup d’initiative et a tendance à se conformer aux indications données. Je suis interrompu toutes les 5 minutes, et cela ne s’arrange pas avec l’arrivée des ex-NDX. En fait, il n’est littéralement plus possible de me concentrer sur le moindre dossier et de prendre le recul que la présidence d’une société internationale en pleine croissance nécessite.

Décision est prise: nous déménageons donc en cette mi-novembre de notre espace de co-working pour, je reviens sur mes «symboles» tellement nécessaires dans ce monde de l’image, Madison Avenue, l’avenue des agences de pub qui s’y sont installées en nombre à la fin des années 60, dans cette capitale mondiale de la publicité qu’est New York. Pour ceux qui ne le savent pas, c’est d’ailleurs de cette avenue mythique que la série éponyme tirera son titre en reproduisant à l’envie les aventures de ces «Mad Men», «les Mecs de Mad, le surnom de Madison avenue» qu’etaient les publicistes, ou publicitaires, de l’âge d’or. Adwanted se trouve désormais au 275 Mad. Il nous faut à peine 1 semaine sur place pour nous rendre compte de l’impact de cette adresse sur nos interlocuteurs…nous sommes devenus plus crédibles encore.

Je ne pourrai terminer ce petit résumé de mes trois années passées à NY sans en tirer quelques conclusions ou indiquer quelques projets. Car si le business aux US est sans doute extrêmement difficile, compétitif et coûteux, je n’ai pourtant aucune envie de revenir en France. En premier lieu parce que si c’est difficile, tout est possible ici et le jeu en vaut la chandelle. En second lieu, car je me sens dans un environnement propice, en phase: ici on salue la réussite, on l’encourage. Et donc on ne se sent pas coupable de progresser et de partager son aventure.

Autour de cette expérience se nouent aussi des amitiés hors pair: lorsqu’on est «expat», on fait partie d’une communauté forte qui s’entraide, s’encourage, se stimule. Cet écosystème dans l’écosystème me permet de rencontrer des personnalités aussi extraordinaires qu’attachantes et tout aussi accessibles. J’en profite pour remercier Nicolas, Hervé et Stéphane qui se reconnaitront sans doute, le dernier m’ayant fait découvrir cette magnifique région du Westchester, à seulement 30 min de train de Manhattan. La communauté business est aussi portée par l’équipe de Benoit Buridant, le fondateur de FrenchFounders qui fait un travail remarquable de mise en relation des entrepreneurs français.

A part les incessantes indécisions de l’immigration US, rien ne me ferait rentrer en France pour le moment. Mais j’ai bien conscience que New York n’est vivable qu’en situation de succès. Ca tombe bien, c’est aussi mon objectif!

A bientôt pour la suite de mes aventures. 

Le contributeur: 

Emmanuel Debuyck

Après une première vie entrepreneuriale à la tête d’un groupe publicitaire, Emmanuel Debuyck lance en 2012 la plateforme Adwanted.com, qui ambitionne de devenir le leader mondial de l’automatisation des transactions publicitaires non-programmatiques.

Emmanuel a migré vers les Etats-Unis, en famille fin 2016, pour y développer les activités d’Adwanted Group.

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