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Pourquoi l’Europe n’a pas su créer une City continentale post-Brexit, et encore moins une City technologique

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Après le départ du Royaume-Uni de l’Union, aucune capitale européenne n’a su s’imposer comme pôle financier. Fragmentation des régulations, absence de stratégie commune, décalage technologique : le projet d’une City à l’européenne reste en suspens.

La City, un modèle toujours dominant

Londres conserve un pouvoir d’attraction que le Brexit n’a pas sérieusement entamé. Si certaines fonctions réglementaires ou juridiques ont été partiellement relocalisées dans l’Union, le cœur de l’écosystème financier britannique est resté remarquablement intact. Les startups fintech, les infrastructures de marché, les cabinets d’avocats spécialisés et les grandes banques d’investissement continuent d’y cohabiter dans un espace où l’information, le capital et le talent circulent à haute fréquence.

Ce modèle d’agglomération, bâti sur la proximité entre acteurs et la densité d’expertise, reste difficilement réplicable dans un espace européen marqué par la dispersion géographique et l’absence d’un véritable marché unique des services financiers.

Une Europe à plusieurs vitesses financières

Plutôt qu’un centre unifié, l’Union européenne s’est reconfigurée autour d’une répartition fonctionnelle des rôles :

    • Paris s’est imposée comme centre de gravité pour les activités de banque d’investissement et la gestion d’actifs. Elle attire notamment sur les sujets ESG et l’assurance.
    • Francfort reste le noyau réglementaire et prudentiel avec la BCE et la supervision bancaire.
    • Amsterdam a capté le trading électronique, notamment en actions et ETF.
    • Dublin concentre les sièges sociaux juridiques de nombreuses fintechs et géants de la tech financière.
    • Luxembourg demeure un hub incontournable pour la gestion de fonds et la structuration.

Mais cette spécialisation n’a pas produit l’effet réseau d’une place unique. Chaque ville reste dépendante de son environnement juridique et fiscal propre. Il n’existe pas de système d’interopérabilité fluide, ni de gouvernance commune en matière de régulation technologique.

Fragmentation réglementaire : une contrainte systémique

Le cœur du problème reste institutionnel. La fragmentation du marché des services financiers en Europe résulte d’une double inertie :

  1. Absence d’union des marchés de capitaux (CMU) : initiée en 2015, cette réforme reste inachevée. Les marchés de titres, les systèmes de règlement-livraison, la fiscalité des plus-values ou les règles de cotation diffèrent encore selon les pays.
  2. Approches divergentes sur les sujets technologiques : les régulateurs nationaux (AMF, BaFin, AFM…) conservent une large autonomie. Il n’existe pas d’équivalent européen à la sandbox réglementaire britannique. MiCA, premier cadre commun sur les crypto-actifs, reste focalisé sur la conformité, non sur l’innovation.

Ce morcellement freine l’émergence de startups paneuropéennes à forte intensité technologique. Les licornes européennes de la fintech sont souvent contraintes d’adapter leur modèle à chaque marché national, avec des coûts réglementaires et d’intégration élevés.

Infrastructures numériques : un angle mort stratégique

Sur le terrain des infrastructures critiques, cloud, données, paiements, reporting , l’Europe peine à faire émerger des alternatives opérationnelles et crédibles face aux géants américains et chinois. Les ambitions affichées de souveraineté technologique restent largement en décalage avec les réalités industrielles et les besoins spécifiques du secteur financier.

Le projet GAIA-X, lancé en 2020 pour fédérer un écosystème cloud européen interopérable et souverain, illustre les limites de la méthode communautaire. Faute de socle normatif commun, d’incitations fortes à la mutualisation, et d’une gouvernance industrielle claire, le projet n’a pas débouché sur une alternative concrète aux services d’AWS, Azure ou Google Cloud. Pire, plusieurs acteurs initialement associés ont fini par intégrer des hyperscalers dans leurs offres labellisées GAIA-X, brouillant le message de souveraineté.

Dans le domaine des marchés financiers, la fragmentation est tout aussi visible. Euronext, Deutsche Börse et SIX poursuivent des stratégies parallèles, sans convergence technologique réelle sur les couches critiques : chambres de compensation, outils de transaction post-marché, infrastructures de Know Your Customer (KYC), et plateformes de tokenisation. Chaque groupe déploie ses propres solutions, souvent sur des technologies cloud propriétaires, empêchant l’émergence d’un standard technique paneuropéen.

Alors que les régulateurs européens imposent des exigences toujours plus complexes en matière de reporting, traçabilité des flux, auditabilité et conformité, aucun effort coordonné n’a permis d’industrialiser à l’échelle européenne des solutions partagées fondées sur des architectures modernes (blockchain permissionnée, APIs standardisées, cloud de confiance).

En parallèle, des hubs non-européens avancent rapidement. Londres multiplie les initiatives en matière de tokenisation d’actifs, d’open finance et d’identité numérique interbancaire, souvent en partenariat étroit avec la FCA et des consortiums privés. Singapour, Abu Dhabi ou Hong Kong structurent des infrastructures hybrides (régulées mais ouvertes) autour de la finance programmable.

Une souveraineté technofinancière encore à bâtir

À défaut d’un centre financier continental, l’Europe aurait pu miser sur une City technologique, où la finance numérique, la souveraineté des données et la régulation intelligente se renforcent mutuellement. Ce projet reste à l’état d’ébauche. Les initiatives publiques sont trop dispersées, les ambitions industrielles trop timides.

L’Europe dispose pourtant d’atouts, un tissu dense de fintechs spécialisées (compliance, paiement, finance durable), un marché bancaire ouvert à la digitalisation, et des standards élevés en matière de protection des données. Mais sans mutualisation, ces forces s’additionnent mal.

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