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Cryptoactifs, face aux menaces physiques, la sécurité personnelle monte de plusieurs crans.

La montée des actes violents visant les professionnels des cryptoactifs en France oblige les investisseurs, entrepreneurs et dirigeants du secteur à reconsidérer leur sécurité personnelle. En quelques mois, plusieurs enlèvements, accompagnés de mutilations et de tentatives d’extorsion, ont ciblé des figures identifiées pour leur fortune numérique. Si le phénomène n’est pas nouveau à l’échelle internationale, il prend aujourd’hui une ampleur inédite dans l’Hexagone.

La financiarisation de l’anonymat a échoué

L’anonymat promis par les premiers protocoles blockchain était fondé sur une logique de pseudonymat, chaque adresse publique, bien que visible, n’était pas liée formellement à une identité légale. Ce modèle initial s’est toutefois heurté à deux réalités contradictoires, la nécessité d’une interopérabilité avec le système financier traditionnel, et la centralisation progressive des usages autour d’un petit nombre de plateformes.

En pratique, la quasi-totalité des entrées et sorties du monde crypto passent aujourd’hui par des intermédiaires régulés (Coinbase, Binance, Kraken, etc.) soumis aux obligations de vérification d’identité (KYC/AML). Cette évolution, légitime du point de vue de la lutte contre le blanchiment, a corrélé les portefeuilles à des profils réels. Dès lors, l’anonymat n’est plus qu’apparent, il existe un point de contact entre wallet et identité, archivé et potentiellement exposable.

Cette situation s’est aggravée avec les fuites de données massives. Le piratage de Coinbase, révélé il y a quelques jours, a permis à des groupes criminels d’accéder aux noms, adresses, pièces d’identité et soldes de compte d’un nombre significatif d’utilisateurs. Dans un environnement blockchain, où la traçabilité des transactions est absolue, ces informations permettent d’extrapoler des profils à forte valeur nette, de suivre les flux, et de construire des scénarios de ciblage d’une redoutable précision.

À cela s’ajoute la pratique de certains utilisateurs consistant à rendre publics leurs portefeuilles, à des fins de notoriété ou de transparence (via Etherscan, les réseaux sociaux ou des NFT visibles). Cette exposition volontaire fragilise encore davantage la capacité de protection. L’effet combiné de l’open data on-chain, des leaks KYC off-chain et d’une présence sociale mal maîtrisée rend l’anonymat originel caduc dans la plupart des cas.

Un secteur sous-préparé à la menace physique

Le secteur des cryptoactifs a longtemps sous-estimé la dimension physique du risque, focalisé sur les menaces cyber et les vulnérabilités protocolaires. Pourtant, l’ultra-liquidité des actifs, l’absence d’intermédiaire et l’irréversibilité des transactions en font une cible privilégiée pour des groupes structurés, capables de recourir à la violence pour contraindre.

Contrairement aux grandes fortunes familiales ou aux dirigeants d’entreprises cotées, les profils crypto ne disposent que rarement d’une culture de la protection personnelle. Beaucoup sont issus d’environnements techniques ou communautaires, ont connu une ascension rapide, et n’ont pas intégré la gestion des risques patrimoniaux à leur trajectoire entrepreneuriale. L’absence de conseillers en sécurité, la méconnaissance des dispositifs passifs (surveillance périmétrique, contrôle d’accès, gestion de la confidentialité numérique), ou encore l’absence de plans de crise familiaux aggravent leur vulnérabilité.

Les schémas d’attaque observés depuis 2023 révèlent une capacité croissante de certaines organisations criminelles à recourir à des méthodes relevant du grand banditisme traditionnel, appliquées à des cibles tech : surveillance de domiciles, attaques de nuit, enlèvements avec demande de rançon immédiate, usage de violence gratuite pour forcer une coopération rapide. Ces actions ne visent pas seulement à soutirer des fonds mais à obtenir les credentials d’accès à des portefeuilles, ce qui rend les défenses numériques inopérantes une fois la menace physique établie.

La gestion de la surface d’exposition devient alors un impératif stratégique. Un entrepreneur crypto peut être exposé sans le savoir sur différents plans de sa vie.

Exposition numérique

    • Adresse e-mail unique réutilisée : utilisée sur des exchanges, forums, services SaaS ou newsletters, elle peut être exposée via une fuite ou une recherche inversée.

    • Adresse IP non protégée : utilisée sans VPN sur des wallets, interfaces d’administration ou plateformes, elle permet d’identifier une localisation géographique.

    • Données WHOIS non masquées : si un nom de domaine (perso ou pro) est enregistré sans proxy, des données personnelles (adresse, mail) peuvent être visibles.

    • Commits publics sur GitHub/GitLab : les commits contiennent des métadonnées (fuseau horaire, identifiant machine, nom) permettant une traçabilité fine.

    • Seed phrase stockée en ligne : prise en photo, copiée dans un cloud ou dans une note synchronisée (Google Keep, iCloud), donc accessible à distance.

    • Utilisation d’un wallet public comme identité : certaines adresses crypto sont associées à des ENS, PFP ou mentions publiques et deviennent repérables.

Exposition sociale et comportementale

    • Géolocalisation dans les publications : stories Instagram, tweets ou check-ins qui indiquent des lieux de vie ou des habitudes de déplacement.
    • Pseudonyme réutilisé partout : même handle Twitter/Telegram/Discord/Reddit permettant de centraliser l’activité sur plusieurs plateformes.
    • Présence vocale dans des rooms : interventions dans des Twitter Spaces, Discord ou podcasts permettant de croiser voix, identité, contexte.
    • Photos “lifestyle” révélatrices : montre identifiable, intérieur de maison, vue reconnaissable ou véhicule personnel publiés sur les réseaux.
    • Comptes sociaux de proches : les profils publics de conjoints, enfants ou parents révèlent souvent la localisation familiale ou les écoles fréquentées.
    • Mentions par des tiers : podcast, article ou post dans lequel le nom est cité sans validation, révélant parfois plus qu’escompté.

Exposition administrative

    • Sociétés enregistrées en nom propre : Infogreffe, Companies House ou équivalents permettent d’accéder à l’adresse personnelle ou à la part détenue.
    • Dépôts de marque ou brevet à l’INPI : identifiants personnels associés à des noms de projet ou technologies blockchain.
    • Annonces légales : nominations, transferts de siège ou publications de comptes rendant visibles des informations personnelles.
    • Décisions judiciaires accessibles : notamment en cas de litige, faillite, divorce ou contentieux fiscal, souvent indexés sur des moteurs spécialisés.
    • Titres de propriété immobilière : des fichiers DVF ou fonciers permettent d’associer un bien à une personne physique ou morale.

Exposition professionnelle

    • Participation à des conférences crypto : événements type EthCC, Lisbon Blockchain Week, où badges, vidéos et posts révèlent l’identité et la société.
    • Apparitions publiques (talks, panels) : présence sur YouTube, plateformes de replays, interviews ou panels avec prénom, nom, fonction, visage.
    • Decks ou bases VC partagées : pitch decks circulant auprès d’investisseurs contenant des informations personnelles, souvent non chiffrées.
    • Outils de gestion partagés : Notion, Google Sheets, Airtable partagés en interne mais consultables publiquement ou via un lien indexé.
    • Base clients ou partenaires visible : votre startup listée chez un prestataire avec contact direct ou description détaillée du rôle.

Exposition logistique et terrain

    • Habitudes géographiques récurrentes : lieux de travail, cafés, salles de sport ou quartiers souvent mentionnés ou photographiés.
    • Réception de colis crypto : envoi d’un cold wallet ou d’un hardware de sécurité à une adresse non anonyme (Ledger, Trezor, etc.).
    • Réseaux wifi réutilisés : connexion répétée à des hotspots ou à une box fixe identifiable, exposant des habitudes de navigation.
    • Services de transport ou livraison : VTC, Airbnb, Uber Eats liés à un compte à votre nom ou avec données croisables.
    • Plaque d’immatriculation visible : photos personnelles ou d’événements où le véhicule personnel est identifiable.
    • Écoles ou lieux de garde des enfants : facilement repérables via les réseaux sociaux de parents ou des publications scolaires.

Exposition patrimoniale et signaux de richesse

    • Publications de levées ou exits : montants levés, valorisations, part détenue – souvent relayés sans filtre dans la presse tech.
    • Signes extérieurs visibles : montre, voiture, villa en arrière-plan d’une photo, ou publications de vacances en destinations très haut de gamme.
    • Wallets publics “visibles” : adresses contenant de forts montants ou NFT rares, traçables sur Etherscan ou Blur.
    • Transactions traçables sur la DeFi : participations à des pools sur Aave, Curve, Lido, qui révèlent des montants ou habitudes d’investissement.
    • Appartenance à un cercle privé ou club : publication du nom sur le site d’un club d’investisseurs ou de donateurs.
    • Participation à des DAO ou votes publics : actions visibles sur Snapshot ou via les adresses ENS exposées.

Tant que ces éléments ne sont pas systématiquement audités et neutralisés, la capacité à se protéger demeure inférieure au niveau de risque réel encouru.

Stratégies d’adaptation, vers une culture de la sécurité opérationnelle

Face à une menace devenue multidimensionnelle, la réponse ne peut être uniquement institutionnelle ou technologique. Elle suppose une intégration active et continue de la sécurité dans les pratiques quotidiennes des acteurs du secteur crypto. La gestion de patrimoine numérique exige désormais une vigilance qui dépasse largement les seules précautions techniques.

Séparer, cloisonner, neutraliser

La première étape consiste à réduire la surface d’exposition. Cela implique :

    • De cloisonner systématiquement ses identités numériques (emails, téléphones, comptes sociaux), en distinguant strictement sphère personnelle, professionnelle et opérationnelle.
    • D’éviter toute corrélation visible entre une identité légale et un portefeuille identifiable.
    • D’utiliser des outils de nettoyage d’empreinte numérique, notamment sur les agrégateurs de données personnelles et les historiques publics.

Ces pratiques doivent être maintenues dans le temps, avec des revues régulières et des audits simples mais rigoureux de son écosystème numérique.

Sécuriser son environnement physique

La détention d’actifs fortement liquides et transférables justifie une sécurisation physique adaptée, même en dehors des cas extrêmes :

    • Audit de sûreté résidentielle : mené par un professionnel, il permet d’identifier les points faibles d’un domicile ou d’un lieu de passage régulier.
    • Dispositifs passifs de protection : systèmes d’alerte, blindages discrets, caméras non détectables, coffre non connecté ou éléments de diversion.
    • Préparation familiale : transmission claire de consignes, protocole de réaction simplifié en cas de pression ou d’absence, mise en place de mots de passe verbaux ou de signaux d’alerte implicites.

L’objectif n’est pas de militariser son quotidien, mais de retirer l’effet de surprise aux attaquants potentiels.

Délayer et désynchroniser l’accès aux actifs

Le modèle crypto suppose l’autonomie — mais celle-ci doit être organisée pour résister à la contrainte physique :

    • Portefeuilles multisignatures : répartis sur plusieurs appareils ou personnes, avec au moins un signataire non accessible physiquement.
    • Time-locks et délais d’arbitrage : imposant une temporisation volontaire sur les mouvements significatifs.
    • Stockage offline et dispersé : des seed phrases et supports de sauvegarde sur des lieux, formats et supports distincts.
    • Externalisation de la gouvernance : dans certains cas, recours à des structures fiduciaires ou notariales encadrant les mouvements d’actifs au-delà de la seule volonté immédiate du détenteur.

Cette approche fragmente le pouvoir d’accès et limite les effets d’une compromission brutale.

Intégrer la sécurité à son mode de vie

Enfin, la posture personnelle doit évoluer vers une hygiène de sécurité discrète mais constante :

    • Éviter d’aborder ses avoirs en public, même dans des cercles informels.
    • Varier les routines visibles, limiter les publications géolocalisées, contrôler les informations partagées par les proches.
    • Planifier régulièrement des revues de sécurité, comme on audite ses finances.
    • Formaliser un protocole de réaction pour soi et ses proches en cas d’intrusion, de menace ou de tentative d’ingérence.

Les pouvoirs publics se sont également emparés du sujet

Le 16 mai 2025, le ministère de l’Intérieur français a réuni les forces de sécurité nationales, les directions opérationnelles (RAID, GIGN, BRI), la Préfecture de Police et les représentants de la filière crypto (via l’ADAN), avec pour objectif d’ enclencher une structuration progressive de la protection des professionnels exposés.

Les premières mesures annoncées comportent trois niveaux :

    • Prévention immédiate : accès prioritaire au 17, audits domiciliaires par les référents sûreté, briefings tactiques pour dirigeants et familles.

    • Coordination spécialisée : un point de contact désigné au ComCyberMI pour centraliser les alertes et demandes de soutien.

    • Montée en compétence des forces : formation à la traçabilité et à la lutte contre le blanchiment des cryptoactifs, délivrée par le Centre de formation cyber du ministère.

Un plan d’action national, piloté par le ComCyberMI, est en cours d’élaboration. Il doit intégrer les bonnes pratiques des autres secteurs à haut risque (luxe, haute joaillerie, banque privée) et les adapter aux spécificités des infrastructures décentralisées.

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