
G42 : anatomie d’un modèle techno-souverain né aux Émirats Arabes Unis
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À première vue, G42 ressemble à une entreprise technologique comme une autre. Un nom issue de la saga du Guide du voyageur galactique, des filiales spécialisées et une discrétion institutionnelle qui pourraient presque laisser croire à une holding parmi d’autres dans l’univers de l’intelligence artificielle. En réalité, le groupe basé à Abu Dhabi incarne un modèle d’intégration stratégique inédit, mélant ambition industrielle, volonté d’indépendance numérique et diplomatie algorithmique, au service des Emirats Arabes Unis.
TL;DR – G42 : L’intégration techno-souveraine à la vitesse d’un État
👥 Pour qui est-ce important ?
- Décideurs publics engagés dans les politiques de souveraineté numérique
- Dirigeants d’entreprises technologiques ou industrielles européennes
- Fonds souverains, investisseurs stratégiques et banques publiques
- Experts en cybersécurité, cloud, IA et infrastructures critiques
- Institutions européennes en charge de l’innovation et de la régulation
💡 Pourquoi c’est stratégique ?
- G42 incarne un modèle intégré d’IA souveraine, de la data au LLM
- L’ensemble des briques technologiques est maîtrisé localement
- La stratégie IA est alignée sur des objectifs économiques et géopolitiques
- Chaque filiale (santé, énergie, cybersécurité…) renforce les autres
- La rapidité d’exécution contraste fortement avec la lenteur européenne
- Le modèle combine vision étatique, capital patient et absence de friction politique
🔧 Ce que ça change concrètement
- Déploiement d’un cloud souverain régional (Khazna, Core42)
- Systèmes IA spécifiques pour l’énergie, la santé et la sécurité
- Développement du premier LLM open source arabe (JAIS)
- Intégration des données spatiales dans les modèles prédictifs (Space42)
- Infrastructure dédiée à la cybersécurité nationale (CPX)
- Plateformes analytiques au service de la gestion urbaine et civile (Presight)
- Coordination politique et industrielle impossible à dupliquer en l’état en Europe
Son projet phare, le G42 Intelligence Grid, matérialise cette ambition avec une cohérence qui contraste avec les tâtonnements européens, nous y reviendrons dans un prochain article de cette série.
« Chez G42, nous parlons d’un concept : le réseau d’intelligence (intelligence grid). Il ne suffit pas de construire des usines à IA. Il faut les interconnecter à l’échelle mondiale pour que l’intelligence circule comme l’électricité. » explique Peng Xiao, CEO de G42.
Fondé en 2018, G42 (Group 42) fédère un ensemble de filiales sectorielles dans des domaines clés à commencer par l’énergie (AIQ), la cybersécurité (CPX), la santé (M42), le big data (Presight), le cloud et les infrastructures IA (Core42, Khazna), sans oublier les technologies spatiales (Space42) et les modèles linguistiques (Inception). Cet ensemble forme une infrastructure à la fois technologique, institutionnelle et politique, pensée pour rendre les Émirats arabes unis autonomes dans la gestion, l’exploitation et la sécurisation de leurs données stratégiques. La société est dirigée par Peng Xiao, une figure clé du complexe technologique et sécuritaire émirati, ancien patron de DarkMatter et proche de l’appareil de renseignement d’Abu Dhabi.
Une architecture pensée pour la souveraineté
Le G42 Intelligence Grid repose l’idée d’avoir le contrôle vertical de la chaîne de valeur de l’IA, depuis les centres de données jusqu’aux applications industrielles, en passant par les modèles linguistiques. Chaque composante du groupe joue un rôle précis dans cet édifice.
- AIQ, coentreprise avec ADNOC, développe des solutions d’intelligence artificielle appliquées à l’industrie pétrolière.
- M42 centralise les efforts en santé de précision, notamment via un ambitieux programme de séquençage génétique.
- Presight traite les données massives pour les transformer en outils décisionnels opérationnels.
- CPX sécurise les infrastructures numériques et renforce la cybersécurité nationale.
- Core42 fournit les briques technologiques d’IA d’entreprise à grande échelle.
- Khazna Data Centers héberge les flux et les traitements critiques au sein d’une infrastructure souveraine.
- Inception conçoit les grands modèles de langage, dont JAIS, orientés vers les usages arabophones. Enfin,
- Space42, plus discrète, semble étendre la capacité de calcul et d’observation de G42 vers les données spatiales.
Cette structuration intégrée permet à G42 de disposer d’un écosystème entièrement maîtrisé, où chaque filiale alimente une chaîne cohérente d’innovation, de traitement et d’exploitation de l’intelligence artificielle. Une architecture qui évite les dépendances critiques, même si G42 collabore étroitement avec Nvidia, et compte Microsoft à son capital et qui ancre la stratégie IA d’Abu Dhabi dans une logique de souveraineté la plus totale possible.
La logique sous-jacente de cette stratégie est que chaque composant renforce les autres, dans un écosystème intégré, conçu pour changer progressivement d’échelle et éviter l’écueil des dépendances croisées qui affaiblissent souvent les stratégies numériques nationales.
Une stratégie qui répond à problèmes concrets, et ne s’embarrasse pas d’horizon spéculatif
G42 privilégie des cas d’usage concrets et industrialisables à court terme dans des domaines jugés critiques pour la souveraineté économique et la stabilité nationale.
Dans l’énergie, AIQ, coentreprise entre G42 et ADNOC, a développé une vingtaine d’applications permettant de prédire les pannes d’équipements, d’optimiser la consommation énergétique des raffineries et de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Ces outils sont conçus pour répondre aux besoins immédiats de la production pétrolière, dans un secteur où chaque point d’efficacité gagné se traduit en milliards.
Dans la santé, M42 mène un programme de séquençage génétique à grande échelle de la population émiratie, avec pour objectif d’améliorer les diagnostics précoces, la médecine personnalisée et les capacités locales de découverte pharmaceutique. La collecte, l’analyse et l’entraînement de modèles biomédicaux sont réalisés sur une infrastructure souveraine, hébergée localement dans les data centers de Khazna.
Presight, autre pilier du dispositif, fournit des outils d’analyse prédictive utilisés notamment pour la gestion du trafic urbain, l’optimisation des services publics ou la planification des campagnes de sécurité civile. Sa plateforme analytique, TAQ, alimente aujourd’hui des applications dans le renseignement économique, l’analyse de risques et la modélisation de données climatiques.
Du côté de la cybersécurité, CPX développe et déploie des systèmes de défense active contre les menaces numériques ciblant les infrastructures critiques du pays. L’entreprise opère aussi dans la simulation d’attaques et la formation des personnels des institutions publiques à la gestion de crise cyber.
Inception, laboratoire R&D du groupe, s’est imposé avec JAIS, le plus avancé des modèles de langage open source en arabe, en partenariat avec Cerebras et l’université Mohamed bin Zayed. Ce LLM a vocation à soutenir la numérisation des services administratifs arabophones, à enrichir la production de contenu local et à servir de base à des systèmes conversationnels intégrés dans les services publics.
Core42 fournit les briques d’infrastructure nécessaires à l’orchestration de ces services, cloud hybride, déploiement Kubernetes à grande échelle, calcul distribué, frameworks IA adaptés aux contraintes locales. Elle est aussi chargée de fournir des outils « enterprise-ready » aux entreprises publiques et privées du Golfe souhaitant internaliser leurs flux d’IA.
Enfin, Space42, bien que moins médiatisée, constitue une extension naturelle de l’architecture du groupe, en intégrant des données géospatiales aux modèles analytiques existants. Ces capacités pourraient notamment renforcer les outils de prévision logistique, de surveillance environnementale ou d’anticipation de catastrophes naturelles.
Ce que G42 fait que l’Europe ne fait pas (encore)
La stratégie des Emirats Arabes Unis tranche par sa force de frappe, sa précision et sa célérité, quand les initiatives européennes peinent à dépasser le stade de la coordination intergouvernementale ou de la mutualisation partielle des ressources. Pourquoi un État de moins de dix millions d’habitants est-il capable de structurer en cinq ans un réseau cohérent de sociétés technologiques couvrant l’ensemble du cycle IA ?
Si une partie de la réponse tient dans la concentration des pouvoirs et des capitaux aux Émirats. L’alignement stratégique entre l’État, les fonds souverains, les industriels et les organes de régulation a permi cette exécution rapide, centralisée, sans friction politique ni dilution de gouvernance.
Mais il ne s’agit pas seulement de moyens, il s’agit de vision. Là où l’Europe cherche encore à définir ce que serait un “Airbus de l’IA”, G42 agit depuis 2018 comme un Lockheed Martin du numérique, mêlant innovation civile, projets critiques, et infrastructures stratégiques.
Un modèle duplicable, vraiment ?
L’efficacité du modèle G42 tient aussi à des éléments difficilement transférables. A commencer par un pilotage politique direct, G42 est contrôlé par Tahnoun bin Zayed Al Nahyan, conseiller à la sécurité nationale et frère du président des Émirats. Sur le plan financier, la société bénéficie d’une capacité d’investissement étatique illimitée. Et dernier point et pas des moindre, G42 profite d’une absence de débat public sur les enjeux de surveillance, de gouvernance algorithmique ou de traitement des données personnelles.
La centralisation des données biométriques de santé via M42 ou la concentration des flux cybersécurisés dans les mains d’une seule entité soulèveraient de nombreuses objections (pour une bonne partie légitime) dans le cadre européen. Si la question n’est donc pas de copier le modèle G42, on toutefois peut s’interroger sur comment l’Europe peut s’en inspirer pour repenser les conditions structurelles de souveraineté technologique, en assurant une meilleure coordination industrielle, stabilité des financements, volonté politique et capacité à aligner l’exécution sur des priorités stratégiques.
Nous vous donnons rendez vous demain pour la suite de notre dossier : G42, un développement offensif aux Etats Unis et en Europe.
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