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Votre moment « Altamont »: n’attendez pas une catastrophe pour ajuster vos modèles mentaux

Par Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG)

Individus comme organisations attendent souvent longtemps pour prendre conscience que la réalité a évolué sans eux et ajuster leurs modèles mentaux. Parfois, il faut une catastrophe pour que cet ajustement se fasse. C’est ce qui est arrivé aux Rolling Stones en 1969, lors du tragique concert à Altamont, en Californie du Nord.

Le 6 décembre 1969, les Rolling Stones montent sur scène pour ce qui constitue le dernier acte du festival rock gratuit à Altamont, dans le nord de la Californie, qu’ils ont organisé. Le festival a été largement improvisé et s’est révélé chaotique depuis le début. Le lieu a été changé quelques jours auparavant, lorsque les organisateurs se sont rendus compte que le lieu initial était trop petit, mais le nouveau n’a pas été préparé pour accueillir la foule étonnamment nombreuse de 300.000 personnes. L’accord du propriétaire n’est obtenu qu’à la dernière minute. Par la suite, on a estimé, par exemple, que les organisateurs avaient fourni environ un soixantième des installations sanitaires nécessaires à une telle foule. Les installations médicales étaient également minimes.

En partie en raison de ces arrangements chaotiques, la tension s’accroît toute la journée et à la fin du concert, la violence finit par éclater. Le concert se conclut par 850 blessés et quatre morts : trois par accident et un poignardé par un Hell’s Angel, le gang de motards engagé… pour assurer la sécurité! Surnommé « le pire jour de tous les temps du rock and roll » par le magazine Rolling Stone (sans rapport avec le groupe), Altamont est devenu depuis le symbole de la mort de l’esprit Woodstock, un festival de contre-culture similaire qui bien que chaotique lui aussi, s’était déroulé dans une ambiance bon enfant, seulement quatre mois auparavant, au cœur de «l’été de l’amour».

 

Épisode cosmologique à Altamont

En 1970, Altamont fait l’objet du documentaire intitulé Gimme Shelter (d’après un titre des Stones) des cinéastes Albert et David Maysles. Dans le documentaire, l’amateurisme des organisateurs apparaît de façon évidente : on apprend par exemple que les Hells Angels ont été embauchés comme gardiens de sécurité par la direction des Rolling Stones, mais les Stones ne savaient pas à quel genre de personnes ils avaient affaire, et l’entente avec les Angels n’était pas clairement établie. Ces derniers étaient apparemment payés…. en bière, qu’ils buvaient toute la journée. Pire encore, il s’est avéré plus tard que personne ne savait exactement qui était «la direction des Rolling Stones».

Épisode cosmologique transformant l’identité

Ce qui ressort aussi clairement de Gimme Shelter, c’est qu’après l’événement, les Rolling Stones ont pris conscience qu’ils ne pouvaient plus continuer comme avant. Selon un associé du groupe, « [Mick Jagger] était déprimé par la tournure des événements… Quand ils ont su pour le meurtre, ça les a secoués. » Au-delà de l’impact émotionnel, Altamont marque un tournant important pour le groupe. Les Stones prennent conscience qu’ils ne sont plus un groupe de rock amateur, une bande de copains, et qu’ils doivent gérer leurs concerts de manière professionnelle.

Le chanteur David Crosby disait à l’époque : « Les Rolling Stones sont encore un peu en 1965. » Mais on était en 1969, les Stones étaient devenus des rock stars, et leurs concerts pouvaient attirer des centaines de milliers de personnes en quelques heures ; tout était maintenant différent. Le rêve Rousseauiste de Woodstock était mort, mais l’identité des Rolling Stones n’avait pas changé. Il a fallu une performance désastreuse, la mort de quatre personnes et des centaines de blessés pour que la prise de conscience identitaire s’impose.

De même, il faut parfois un événement dramatique pour que des organisations se rendent compte que, alors que leur environnement a profondément changé, elles sont restées les mêmes et n’ont pas ajusté leurs modèles mentaux. Elles ne sont plus en prise avec la réalité. Le chercheur Karl Weick utilise le terme « épisode cosmologique » pour caractériser un événement brutal qui annihile le modèle mental de celui qui le subit, entraînant une perte soudaine de sens, qui menace son identité-même, et au final peut-être sa vie si la transformation indispensable de modèle ne se produit pas.

Des moments « Altamont »

IBM a connu un moment Altamont: en 1991, l’entreprise est passé à deux doigts de la faillite en persévérant dans son activité de mainframes dont plus personne ne voulait. Acculée, l’entreprise a cependant réussi à profondément ajuster son modèle, opérant une transformation majeure vers une activité de services.

Mais parfois le changement de modèle n’a pas lieu : l’épisode cosmologique brise définitivement l’organisation. Nokia a déjà été le premier fabricant de smartphones cool dans les années 90. Puis est venu le lancement de l’iPhone d’Apple en 2007 dont Nokia n’a pas pris la mesure. L’entreprise finlandaise a rapidement cédé le haut de gamme pour se concentrer sur les téléphones à bas prix pour les pays en développement, avant de sombrer dans l’oubli. C’est pourtant après un épisode cosmologique, une très forte crise en 1991, que Nokia, alors un conglomérat qui produisait tout, de la pâte à papier aux câbles et aux pneus, avait pu se réinventer, se débarrassant de tout pour se concentrer sur les téléphones portables, avec le succès que l’on sait. Mais elle n’a pas répété l’exploit en 2007.

Fuji offre un contre exemple parfait d’une entreprise qui, elle, n’a pas attendu de moment Altamont pour repenser ses modèles: en 2000, face à l’arrivée annoncée de la photo numérique, l’entreprise japonaise organise la sortie progressive de son activité film argentique, et dépense des fortunes pour se redéployer autour de sa compétence-clé, la chimie et les matériaux. L’ajustement de son modèle se fait avec succès.

Peut-être qu’un moment Altamont est en préparation pour votre organisation. Êtes-vous sûr de vouloir attendre la dernière étape du concert pour donner un sens à votre nouvel environnement ? Vous ne sous-traitez probablement pas votre sécurité aux Hell’s Angels payés en bière. Mais néanmoins, être attentif aux changements profonds de votre environnement et vous mobiliser face à ces changements en leur donnant un sens et en ajustant vos modèles mentaux pourrait faire en sorte que votre « concert » se termine mieux que celui des Stones.

Le contributeur:

Philippe Silberzahn

Philippe Silberzahn est professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG), où il a reçu son doctorat. Ses travaux portent sur la façon dont les organisations gèrent les situations d’incertitude radicale et de complexité, sous l’angle entrepreneurial avec l’étude de la création de nouveaux marchés et de nouveaux produits, et sous l’angle managérial avec l’étude de la gestion des ruptures, des surprises stratégiques (cygnes noirs) et des problèmes complexes (« wicked problems ») par les grandes organisations.

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