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Aldebaran, liquidation d’une icône de la Frenchtech, que valent encore ses actifs ?

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Symbole de la robotique française, la société a été placée en liquidation judiciaire le 2 juin. Les actifs, largement dépréciés, témoignent d’un effondrement industriel et d’une politique d’investissement déséquilibrée.

Un rêve d’étoile rouge devenu trajectoire brisée

Née en 2005 à Paris, Aldebaran emprunte son nom à une étoile brillante de la constellation du Taureau. Fondée par Bruno Maisonnier, la startup s’est donnée pour mission de concevoir un robot compagnon accessible à tous. NAO, adorable humanoïde de 58 centimètres, devient dès 2007 la star des labos, choisi comme joueur officiel de la RoboCup. Son design expressif, son langage de programmation ouvert, son coût (12 000 euros à l’époque) en font une référence pour les universités et les écoles d’ingénieurs du monde entier.

Mais si NAO séduit les chercheurs, il ne conquiert pas le grand public. L’absence de marché pour les robots domestiques fragilise le modèle. Aldebaran multiplie les levées de fonds (I-Source, CDC Innovation, Crédit Agricole PE, puis Intel Capital) et obtient des subventions pour ses travaux, notamment sur le robot Romeo, conçu pour l’assistance aux personnes âgées. Pourtant, dès 2011, l’entreprise peine à financer sa croissance. La recherche coûte cher, la rentabilité n’est toujours pas là.

Quand SoftBank entre en scène

En quête d’un partenaire capable de produire un robot vendeur pour ses boutiques de téléphonie, le patron de SoftBank, Masayoshi Son, découvre NAO. Fasciné, il décide d’investir massivement. En échange de 78,5 % du capital, SoftBank entre en 2012 dans l’entreprise pour un montant évalué à plus de 100 millions d’euros, bien au-delà des moyens des investisseurs français à l’époque.

La vente est officialisée en juin 2014. Ce jour-là, à Tokyo, Bruno Maisonnier monte sur scène aux côtés de Pepper, présenté comme le « premier robot doté d’émotions ». Aldebaran grandit trop vite, jusqu’à 500 employés, dont 400 à Paris, mais le management ne suit pas. Ingénieurs historiques en rupture, retards, tensions. Bruno Maisonnier quitte l’entreprise quelques mois plus tard, cédant ses parts et refusant toute déclaration publique. L’affaire fait scandale en France. Le ministre du Redressement productif, Arnaud Montebourg, s’étonne qu’une entreprise à l’actionnariat public partiel, via CDC Innovation, et lourdement subventionnée, puisse être cédée à l’étranger sans réaction de l’État.

Des millions investis, peu d’ancrage structurant

Toutefois entre 2012 et 2022, SoftBank injecte plus de 500 millions d’euros dans la société. Ce montant colossal finance les développements, l’infrastructure, les recrutements. Mais aucun des robots, ni NAO, ni Pepper, ne parvient à démontrer sa rentabilité.

À ces financements privés s’ajoutent des soutiens publics significatifs, mobilisés tout au long du développement d’Aldebaran. Avant son rachat par SoftBank, l’entreprise avait levé entre 10 et 15 millions d’euros auprès de fonds partiellement soutenus par l’État. Par la suite, les aides publiques cumulées sont estimées entre 20 et 30 millions d’euros, principalement via le crédit d’impôt recherche, utilisé sur plusieurs exercices pour des montants pouvant atteindre 3 millions d’euros par an, ainsi que par des subventions nationales (BPI, Région Île-de-France) et européennes. Le projet Romeo, destiné à l’assistance aux personnes âgées, avait notamment été soutenu par la Commission européenne. L’entreprise avait aussi bénéficié d’un accès privilégié à des financements publics dans le secteur éducatif, en particulier pour équiper les classes spécialisées accueillant des enfants autistes ou en situation de handicap.

Au total, plus d’un demi-milliard d’euros ont été investis dans Aldebaran en vingt ans, sans toutefois atteindre la rentabilité.

En janvier, l’entreprise tente alors de mobiliser de nouveaux investisseurs. En février, elle est placée en redressement judiciaire. Le 2 juin, le tribunal de commerce de Paris prononce sa liquidation. Aucun des deux plans de reprise déposés n’est retenu (un seul sera présenté à l’audience, l’autre repreneur potentiel s’étant desisté). Les 106 salariés seront par conséquent licenciés à la mi-juin. La liquidation laisse peu d’actifs, qui sont par ailleurs très peu valorisables au regard des dettes de l’entreprise.

Des actifs corporels sous contrainte

Le stock de robots NAO v6, bien que tangible, est en grande partie obsolète. Au 16 mai 2025, 555 unités construites sont dispersées entre la Chine et la France. Leur valeur d’exploitation a été estimée à 1,1 million d’euros, mais leur valeur de réalisation ne dépasse pas 550 000 euros. En parallèle, 752 unités doivent encore être financées pour être produites, à raison de 2 258 dollars l’unité, soit plus de 1,7 million de dollars, sans compter les frais annexes logistiques.

Une propriété intellectuelle réduite à des fragments

L’inventaire judiciaire mentionne 123 brevets, dont seulement cinq sont encore jugés technologiquement pertinents. Leur portée juridique et leur potentiel d’exploitation sont limités. La marque NAO, bien que toujours connue, doit être renouvelée avant 2027, et son usage commercial reste incertain.

Les plans de la version NAO v7, en cours de développement, sont partiels. Il resterait 40 % du travail à effectuer, pour un coût estimé à 3,32 millions d’euros en salaires. Aucun logiciel pleinement opérationnel ni environnement système stable n’a été identifié dans les documents de procédure.

Un réseau commercial et social démantelé

Le réseau de distribution serait très désorganisé. Sur les 28 partenaires référencés par Aldebaran, seuls trois sont restés actifs début 2025, avec un volume annuel de vente estimé à 150 unités. Ce niveau d’activité est insuffisant pour assurer une quelconque autonomie économique.

Des outils techniques isolés, seuls actifs encore monétisables

Les seuls actifs physiques jugés utiles concernent les outillages nécessaires à la production de NAO v7. Ils avaient été inventoriés par la commissaire-priseur le 3 avril 2025. Leur valorisation potentielle se limiterait selon les documents de procédure à 170 000 euros. Aucun autre équipement, infrastructure ou matériel n’a été identifié comme ayant une valeur résiduelle exploitable.

Un héritage en déshérence

Malgré l’échec économique, des milliers de robots NAO sont encore utilisés dans des établissements éducatifs, centres de soins ou laboratoires de recherche. Mais cette base installée ne suffit pas à constituer un marché. Sans support technique, maintenance active, ou développement logiciel, la valeur d’usage devient inexploitée. La technologie existe, mais plus personne n’en détient l’organisation pour la faire vivre.

La liquidation d’Aldebaran ne signe pas seulement la disparition d’un acteur industriel. Elle révèle un effritement progressif de la chaîne de valeur, depuis la délocalisation des décisions stratégiques jusqu’à l’abandon des actifs humains, scientifiques et techniques.

Un contraste d’autant plus saisissant que, dans ses premières années, la robotique française s’exposait avec assurance, conférences de presse, démonstrations publiques, valorisation institutionnelle. NAO était érigé en symbole d’une souveraineté technologique en construction, trait d’union entre recherche publique, industrie nationale et mission éducative.

Vingt ans plus tard, la fin de l’histoire s’est jouée dans un silence presque total. Aucun responsable politique n’a pris la parole, aucun bilan n’a été dressé. La valeur technologique de l’entreprise s’est érodée, mais c’est aussi sa valeur d’image, de récit collectif, qui s’est dissoute, jusqu’à disparaître dans l’indifférence polie de la FrenchTech.

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