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Révolutions de l’information: comment la technologie a tué le cyberflâneur

Par Cyrille Frank, fondateur de Mediaculture.fr

La technologie a produit plusieurs révolutions de l’information. La recherche par mots-clés a consacré la logique utilitaire. Puis sont venus Facebook et le smartphone pour enterrer la navigation aléatoire, la sérendipité.

L’internaute ne subit plus l’agenda des informations descendantes en provenance des médias traditionnels (presse, radio, télé, web). Depuis les années 2000 et l’apparition des moteurs de recherche, AltaVista d’abord, détrôné vite par Google, il opère ses propres choix. Désormais il va chercher les informations qui l’intéressent sur des sujets et des préoccupations personnelles.

Avec la recherche web s’est développé un usage beaucoup plus fonctionnel d’Internet. Fini les déambulations et la flânerie web. Désormais, on va directement sur la page qui nous intéresse et qui correspond à notre besoin précis: “mal de dos”, “vélo électrique” etc.

Du moins en partie, tant il reste vrai que les médias traditionnels continuent d’influencer les recherches des utilisateurs. Il suffit de voir les requêtes qui suivent la diffusion des grands événements relayés dans les médias. Sans parler des shows télé populaires qui engendrent autant d’intérêt sur Google ou les réseaux sociaux (voir les “trending topics” de Twitter).

Le mot clé, par son efficacité redoutable, a tué le cyber-flâneur. On le voit aussi dans l’importance déclinante de la page d’accueil que dans le trafic des sites web. Depuis 2012-2013, la vraie page d’accueil des sites est l’article. Cela s’est encore accentué avec l’irruption des réseaux sociaux, car on ne partage pas le lien d’un site, mais bien celui d’un contenu précis.

Et cela ne risque pas de s’améliorer car Google fait tout pour nous dispenser de cliquer. En aspirant les informations clés dès la première page de résultat (les fameux “snippets” de contenus de Google), le géant de la recherche phagocyte bel et bien les sites de contenus qui perdent de plus en plus de visites.

Ce qu’on gagne en efficacité, on le perd en ouverture 

Quant aux réseaux sociaux, c’est pareil, ils favorisent via leur algorithme les contenus “natifs” qui font rester les utilisateurs dans leur environnement. Les photos et vidéos sont uploadées directement sur Facebook, les infographies sont publiées sans lien pour augmenter le “reach” (la portée) de la publication. Le clic se meurt et les plateformes s’en frottent les mains, au grand détriment des sites de contenus qui monétisent de moins en moins bien leur travail.

Facebook et Google captent 79% des budgets publicitaires sur Internet, comme le montre le rapport 2018 de l’Observatoire de la publicité.

Mais voilà qui est positif: on perd moins de temps, puisqu’on accède directement à ce qui nous intéresse!

Oui, c’est un progrès technique considérable de pouvoir accéder rapidement à l’information pertinente par mots clés. Quel temps et quelle énergie j’eusse gagné étudiant, si j’avais pu accéder à la jurisprudence par mot-clé, plutôt qu’en me tuant les yeux et le dos à compulser des grimoires de Gazettes du palais, sans être sûr de ne pas passer à côté d’une page importante.

Toutefois, ce que l’on gagne en efficacité, on le perd en ouverture.

Terminé les balades interminables dans les encyclopédies qui repoussaient de plusieurs heures la réalisation de nos exposés.

Au revoir les annuaires de classement des sites Yahoo, qui par leur inégale efficacité, nous forçaient à fureter, explorer, voyager…

Fini la découverte inopinée d’un article intéressant  –et sans aucun rapport avec l’actualité du jour qu’on était venu chercher– via la page d’accueil.

Le mot-clé enferme dans nos propres recherches, là où les réseaux sociaux nous enferment dans nos goûts.

La caisse de résonance sociale des réseaux  

La 2e révolution de l’information que nous vivons est bien liée aux réseaux sociaux qui modifient fortement les modes de distribution des actualités.

Les algorithmes sélectionnent pour nous les informations susceptibles de nous plaire d’une part, en fonction de ce que l’on a précédemment cliqué, aimé, partagé ou commenté. Mais d’autre part, ils nous proposent en priorité ce qui a suscité l’interaction de nos amis, ce qui crée cette caisse de résonance sociale ou ces fameuses “bulles de filtres” dénoncées par Eli Pariser.

Quand ils ne nous recommandent pas volontairement des contenus faux, pour doper l’usage, si l’on en croit cette édifiante confession du créateur de l’algorithme YouTube!

La simplification liée au déluge permanent d’infos via le mobile 

3e révolution dans nos modes de s’informer: le smartphone qui s’est développé en interaction forte avec l’usage des réseaux sociaux. Quelle activité pratiquons-nous surtout sur notre mobile? On se socialise, d’abord par la conversation orale, ensuite via les réseaux sociaux (cf: le rapport Comscore 2017).

Nous sommes donc sollicités désormais partout et tout le temps par ces pushs d’information. Cela accentue l’embouteillage sur notre attention et poussent médias et producteurs de contenus à déformer les angles et les titres pour nous faire cliquer et nous retenir quelques secondes.

On assiste bien souvent à une simplification des questions pour gagner en impact, là où il faut du temps pour comprendre la complexité d’un sujet.

Il y a donc un paradoxe assez surprenant: la technologie a permis l’explosion des sources d’information et de contenus via Internet. Pourtant, c’est elle qui rétrécit aujourd’hui notre horizon informationnel.

Du moins pour la majorité des non-experts de l’information qui utilisent, eux, des outils ultra-puissants: flux RSS, listes Twitter, newsletters automatisées et autre robots fureteurs personnalisés (ex.Flint). Une fois de plus, les technologies accentuent de fait les inégalités socio-culturelles.

Restent deux solutions pour corriger cela: améliorer la culturelle générale et l’éducation aux médias à l’école d’une part (vaste sujet!) et d’autre part, améliorer la qualité du service public d’information, non pas gratuit, mais payé par la solidarité nationale: l’impôt.

Un sujet là aussi compliqué car il faut éviter deux écueils: l’élitisme, qui réserverait le service public aux plus instruits, et la démagogie qui vise trop bas et entretient le public dans sa médiocrité. Hervé Bourges ex-président d’Antenne2 et FR3, résumait cela avec “populaire et de qualité”.

Sur ce point, je crois qu’au delà de la ligne éditoriale plus ou moins ”haute du front”, ce sont les formats qu’il faut travailler en jouant au maximum la pédagogie et le ludique intelligent, sans tomber dans le story-telling déformé. Et ce, sur les canaux numériques autant que traditionnels.

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L’expert :

Cyrille Frank (@cyceron) est Journaliste, formateur, consultant – Co-fondateur de Askmedia (quoi.info, Le Parisien Magazine, Pôle dataviz). Formateur aux techniques rédactionnelles plurimédia, au marketing éditorial, au data-journalisme. Consultant en stratégie éditoriale : augmentation de trafic, fidélisation, monétisation d’audience. – Usages des réseaux sociaux (acquisition de trafic, engagement…). Auteur de Mediaculture.fr. Directeur de l’ESJ-Pro Media Paris.

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