
IA: quand les données voyagent dans des valises
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C’est une scène digne d’un thriller technologique, mais elle s’est déroulée en plein jour, dans un aéroport asiatique. Quatre ingénieurs chinois en provenance de Pékin débarquent à Kuala Lumpur, chacun transportant 15 disques durs de 80 téraoctets avec pour objectif d’acheminer discrètement plus d’un pétaoctet de données vers un centre de données malaisien, où les attendent 300 serveurs équipés de puces Nvidia H100, interdites à l’export vers la Chine continentale.
L’opération, révélée par le Wall Street Journal, est le fruit de plusieurs mois de préparation. Chaque détail a été calibré pour ne pas éveiller les soupçons des autorités douanières. Les disques ont été répartis entre les bagages de chacun des passagers, tandis que le contrat de location des serveurs était signé par une filiale enregistrée à Singapour, afin de brouiller les pistes juridiques. Dans les faits, cette entreprise avait déjà utilisé le même centre de calcul, mais les pressions réglementaires croissantes imposées à Singapour ont contraint la société malaisienne à exiger une immatriculation locale du client chinois.
Si cette manœuvre peut sembler marginale, elle illustre en réalité une bascule stratégique majeure. Privées d’un accès direct aux puces d’IA les plus avancées, les entreprises chinoises adoptent désormais une logique inversée, au lieu d’importer du matériel, elles exportent les données. Dans un monde où le transfert de gros volumes via Internet serait trop long et trop traçable, le transport physique redevient une méthode efficace, bien que laborieuse, reste à découvrir l’ampleur du phénomène.
Cette dynamique souligne aussi les limites de la stratégie américaine. Les sanctions ont ralenti l’accès direct de la Chine aux composants critiques, mais elles peinent à contenir les détournements de flux via des juridictions tierces. Le Département du commerce américain, sous-doté, peine à assurer un suivi réel des usages finaux. Les centres de données en Asie du Sud-Est ou au Moyen-Orient continuent de proposer des GPU en location, sans contrôle systématique des clients finaux. Les affirmations de Nvidia, qui dit ne pas avoir détecté de détournement de ses puces, contrastent avec l’émergence d’un marché noir actif en Chine et la multiplication de structures écran en dehors du territoire.
Ce que révèle cette affaire, c’est une nouvelle géopolitique du calcul intensif, Kuala Lumpur, Singapour, Dubaï deviennent les nouveaux points névralgiques d’un écosystème d’IA qui cherche à échapper aux zones sous embargo. Ces pays disposent d’infrastructures performantes, d’un cadre juridique souple et d’une position géopolitique non alignée. Ils attirent les entreprises cherchant à entraîner des modèles d’IA puissants, tout en échappant à la surveillance occidentale.
Pour l’Europe, l’enjeu reste pour le moment largement ignoré, si le Vieux Continent se mobilise sur la protection des données personnelles et la régulation des usages algorithmiques, il reste en retrait sur la question stratégique du compute. Aucun mécanisme européen ne permet aujourd’hui de tracer précisément qui accède à la puissance de calcul, ni de surveiller l’exportation indirecte de modèles entraînés à partir de données sensibles.