
Cyberguerre : où se situe la France ?
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Alors que la Communauté cyber des armées (CCA) vient d’intégrer de nouvelles unités opérationnelles, portant leur nombre à 22, la doctrine cyber des forces françaises entre dans une phase de consolidation.
Structurée autour de trois volets: la lutte informatique défensive (LID), la lutte informatique offensive (LIO) et la lutte informatique d’influence (L2I), cette architecture doctrinale esquisse une réponse aux menaces numériques contemporaines. Mais sa mise en œuvre reste contrainte, à la fois par les limites opérationnelles, les freins juridiques, et une culture stratégique encore hésitante sur certains fronts.
LID : l’ossature défensive reste la priorité opérationnelle
Premier pilier de la doctrine, la lutte informatique défensive constitue le socle le plus abouti et recouvre les missions classiques de détection, d’analyse, de neutralisation et de remédiation face aux cyberattaques. Cette fonction repose sur l’intégration progressive d’outils de supervision (SOC interarmées), de cellules d’intervention (CSIRT), et sur la capacité du COMCYBER à coordonner la réponse technique au niveau national ou OTAN.
Depuis sa création en 2017, le COMCYBER a renforcé son maillage, et avec la CCA,instaurée en 2023, un pas significatif a été franchi. La création d’unités spécialisées comme le Régiment de cyberdéfense de l’armée de Terre ou l’Escadron des systèmes d’information de la cyberdéfense (Air) permet d’ancrer les capacités de LID au sein des forces. Leurs missions vont de la protection des systèmes d’armes embarqués à la sécurisation des transmissions en OPEX.
Ce volet reste toutefois tributaire de la complexité des systèmes d’information militaires, de la fragmentation des architectures et du manque persistant de ressources humaines qualifiées (de nombreux recrutements sont en cours tant pour les officiers que sous officiers. Vous trouverez plus d’informations sur l’engagement sur cette page). Ainsi la montée en puissance technique est réelle, mais inégalement répartie.
LIO : la doctrine offensive française avance masquée
La lutte informatique offensive reste, en France, un sujet discret, officiellement intégrée à la doctrine depuis 2019, elle désigne les actions visant à neutraliser, perturber ou détruire des capacités numériques adverses. Contrairement à la LID, elle suppose une capacité d’attaque autonome, souvent intrusive, juridiquement sensible, et sous contrôle politique.
La doctrine française reste prudente sur ce volet. À la différence des États-Unis (US Cyber Command) ou du Royaume-Uni (National Cyber Force), la France n’a pas encore détaillé les conditions d’emploi, les règles d’engagement, ni les moyens exacts mobilisables pour la LIO. La raison est autant juridique que culturelle avec l’absence de précédent public, la sensibilité du cadre légal en temps de paix, et la volonté de ne pas franchir certains seuils de conflictualité .
Toutefois des capacités existent le COMCYBER dispose de moyens dédiés, mais leur usage reste limité à des contextes strictement encadrés. À ce jour, aucune opération de LIO n’a été officiellement revendiquée, et les éventuelles capacités offensives restent à l’état de dissuasion silencieuse.
L2I : l’influence, parent pauvre ou champ stratégique émergent ?
Le troisième pilier, la lutte informatique d’influence, soulève des questions plus larges sur l’aptitude de la France à opérer dans le champ cognitif. Là où des puissances comme la Russie ou la Chine investissent massivement dans les campagnes de désinformation, de manipulation de l’opinion, ou de guerre psychologique, la France affiche un retard doctrinal. Longtemps cantonnée aux opérations psychologiques en contexte OPEX, l’influence peine à trouver une forme adaptée aux environnements numériques ouverts.
Le Centre interarmées des actions sur l’environnement (CIAE) ou certaines unités du renseignement militaire ont commencé à structurer des capacités dans ce domaine. Mais la frontière reste floue entre information légitime, influence active et ingérence. La coordination avec les services de renseignement (DGSE, DRM, DRSD) ou avec les ministères civils (MAE, Culture, Intérieur) reste lacunaire.
Dans un contexte où les opérations d’influence s’intensifient, campagnes pro-russes en Afrique, désinformation sur les réseaux sociaux, attaques contre les élections, l’absence de doctrine L2I pleinement assumée fragilise la posture française qui est confronté à un double enjeu à la fois technique, mais surtout politique.
La CCA comme catalyseur d’un modèle intégré
L’élargissement de la CCA en juin 2025 montre toutefois la volonté d’avancer. En réunissant 22 unités réparties dans les trois armées et la DIRISI, la Communauté cyber des armées vise à créer un maillage cohérent, interopérable, réactif. Son rôle est principalement fédérateur avec la mise en réseau des savoir-faire, la mutualisation des outils, la montée en compétence, et la coordination opérationnelle.
La diversité des entités, du Commando Kieffer à la 785e compagnie de guerre électronique, permet de couvrir l’ensemble du spectre : guerre électronique, renseignement, opérations spéciales, cybersécurité, influence. Cette approche modulaire, territorialisée, s’inscrit dans un effort plus large de modernisation des forces.
Mais cette communauté reste tributaire d’un pilotage central fort. Le COMCYBER peut en être le moteur, à condition de bénéficier des moyens humains et budgétaires à la hauteur des ambitions affichées.
Une vision claire, une exécution sous contrainte
La France dispose aujourd’hui d’un cadre doctrinal complet pour la cyberdéfense militaire. Le triptyque LID / LIO / L2I répond à la diversité des menaces, à la complexité des environnements hybrides, et à l’évolution des conflits vers le numérique.
Mais ce modèle reste confronté à plusieurs défis :
- Des freins juridiques et politiques à l’emploi offensif.
- Une doctrine d’influence encore balbutiante.
- Des capacités opérationnelles en cours de maturation.
- Un déficit de ressources humaines spécialisées.
L’extension de la CCA marque un tournant, mais la montée en puissance sera progressive. La guerre dans le cyberespace ne se gagnera pas par effet d’annonce, elle exige de l’endurance, de la clarté stratégique, et une capacité à aligner doctrine, moyens et volonté politique.