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Effectuation: un modèle toujours d’actualité pour les entrepreneurs

Par Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG)

Le 13 janvier s’ouvraient les secondes journées francophones de l’effectuation (JFE), qui vise à devenir le rassemblement de tous les acteurs de cette approche originale de l’entrepreneuriat. 20 ans après les premiers travaux de celle qui en est à l’origine, Saras Sarasvathy, c’est l’occasion de faire un point sur son développement théorique et pratique.

Comment les entrepreneurs prennent-ils leurs décision? Comment et pourquoi démarrent-ils? Comment développent-ils leur entreprise? Comment arrivent-ils à transformer le monde et à créer de nouveaux produits, de nouveaux marchés et de nouvelles organisations? Pendant longtemps, les réponses semblaient évidentes: les entrepreneurs sont des gens exceptionnels, des super-héros dotés de capacités hors du commun, visionnaires, charismatiques, capables d’entraîner le commun des mortels dans des tâches sur-humaines.

En cohérence avec cette vision de l’entrepreneur, le processus entrepreneurial lui-même reflétait cette vision: tout commence par la perception d’une opportunité par un entrepreneur particulièrement alerte; puis cet entrepreneur conçoit une grande idée pour exploiter cette opportunité, développe un plan d’action avec des objectifs clairs pour la réaliser, et soumet ce plan à des investisseurs pour lever des fonds. Une fois cela fait, l’entrepreneur met en œuvre le plan qui se traduit soit par la réussite et la croissance, soit par l’échec.

La seule difficulté avec ce modèle logique et donc séduisant, c’est qu’il ne correspond en général pas à ce qu’on observe en réalité! Ce n’est pas comme ça que font la majorité des entrepreneurs, mais ce n’est pas grave, c’est toujours le modèle dominant qui est enseigné dans les écoles de commerce, les universités et les incubateurs.

Naissance de l’effectuation

Il y a vingt ans, Saras Sarasvathy, alors jeune chercheuse indienne émigrée aux États-Unis, elle-même ancienne entrepreneuse et consciente des limites du modèle, décide de tout reprendre à zéro pour comprendre vraiment comment les entrepreneurs raisonnent et agissent. Élève d’Herbert Simon, prix Nobel d’économie, Sarasvathy met au point un protocole. Elle choisit 45 entrepreneurs relativement anonymes mais ayant chacun connu plusieurs réussites entrepreneuriales indéniables. Elle leur soumet des problèmes ou situations typiques que rencontrent les entrepreneurs, et leur demande de réfléchir à haute voix lorsqu’ils les résolvent. En les écoutant, elle met en lumière cinq principes que ces entrepreneurs appliquent systématiquement, sans en être nécessairement conscients. Ces cinq principes sont les suivants:

  1. Démarrer avec ce qu’on a: au lieu de partir d’un but clair, d’une vision préalable, les entrepreneurs considèrent leurs moyens disponibles et se demandent: « Que puis-je faire avec ce que j’ai sous la main? » Leur but émerge des moyens disponibles. Il est donc beaucoup plus facilement réalisable.
  2. Agir en perte acceptable: au lieu d’agir en fonction d’un gain attendu (« Je fais cela parce que ça va me rapporter X »), les entrepreneurs définissent d’abord ce qu’ils sont prêts à perdre pour agir (« Je fais cela parce qu’au pire je perds Y et que c’est acceptable pour moi »). En contrôlant leur risque, ils libèrent leur action. Si celle-ci est un échec, ils peuvent continuer car ils n’ont pas tout perdu.
  3. Obtenir des engagements: les entrepreneurs développent leur projet en suscitant l’engagement de parties prenantes qui les aident en leur apportant des ressources. Ils progressent en se demandant : « Qui peut m’aider à résoudre le problème auquel je suis confronté? » Ce principe met en avant la nature intrinsèquement sociale de l’entrepreneuriat qui peut dès lors se définir ainsi: l’entrepreneuriat c’est faire des choses plus ou moins inattendues avec des gens inattendus.
  4. Tirer parti des surprises: la vie est pleine de surprises, et plutôt que de passer des jours à essayer de tout prévoir, les entrepreneurs tirent parti de ce qui arrive, bon ou mauvais.
  5. Créer le contexte: Les entrepreneurs ne regardent pas le monde tel qu’il est, ou tel que les autres le décrivent ou le prévoient, mais tel qu’il devrait être ou, mieux encore, tel qu’ils voudraient qu’il soit. Ils transforment le monde (en changeant nos modèles mentaux) plutôt que le subir.

Ces principes forment la base de ce qu’elle va appeler «effectuation», la logique des entrepreneurs experts. Les travaux de Sarasvathy ouvrent une période nouvelle, post-mythique en quelque sorte, où nous pouvons parler de l’entrepreneuriat tel qu’il se fait, non tel qu’on se le représente, tel qu’on aimerait qu’il soit ou même tel que les entrepreneurs nous le décrivent.

J’ai découvert l’effectuation en 2004. J’avais créé une startup spécialisée dans l’informatique embarquée, quelques années auparavant et j’étais frustré et inquiet de constater que la pratique que j’avais de l’entrepreneuriat avec mes associés ne correspondait pas à ce que je lisais dans les ouvrages sur le sujet. Ces derniers nous demandaient d’être visionnaires, nous ne l’étions pas. Ils nous enjoignaient d’avoir un plan précis, nous avancions en tâtonnant. Ils nous conseillaient de lever de l’argent, mais personne ne voulait nous en donner et d’ailleurs, nous n’étions pas sûrs qu’il nous en fallait vraiment.

Et puis je suis tombé sur l’article fondateur de Sarasvathy sur l’effectuation et je me suis immédiatement reconnu: «C’est nous, c’est ce que nous faisons». Quel soulagement! Nous étions en quelque sorte les Monsieur Jourdain de l’effectuation. J’ai constaté plus tard que beaucoup d’entrepreneurs à qui je parle de l’effectuation ont la même réaction; ils s’y retrouvent immédiatement; ils se sentent soulagés que leur approche intuitivement émergente, progressive, tâtonnante, soit non seulement validée par les travaux de Sarasvathy, mais corresponde aussi à celle de nombreux «grands» entrepreneurs qui ont réussi avant eux. Ils se disent «je peux donc construire mon projet au fur et à mesure sans forcément savoir où je vais d’entrée de jeu, et c’est OK.» Oui, c’est OK!

Vingt ans après, où en sommes-nous?

Vingt ans après les premiers travaux de Sarasvathy, où en sommes-nous? Comme toute innovation qui va à l’encontre des modèles mentaux dominants bien ancrés dans les institutions d’enseignement, l’effectuation a eu du mal à émerger. Mais depuis quelques années, les progrès sont rapides. Le nombre d’articles traitant du sujet augmente rapidement dans les publications académiques internationales, ce qui alimente le monde de la recherche: le nombre d’enseignants qui intègrent l’effectuation dans leurs cours augmente régulièrement (j’ai régulièrement de bonnes surprises en la matière).

Mon ouvrage d’introduction à l’effectuation, paru en 2014 (et dont une nouvelle édition est prévue pour ce printemps) a contribué à diffuser l’effectuation auprès des enseignants et des praticiens francophones (entrepreneurs, accompagnateurs, investisseurs). D’autres ouvrages depuis, comme ceux de Dominique Vian (Skema), proposent des méthodes à partir de l’effectuation (ISMA360 et FOCAL), enrichissant ainsi la question sur ses aspects conceptuels mais aussi pratiques pour le monde francophone. Le MOOC d’introduction à l’effectuation que j’ai créé en 2013 et qui continue sur Coursera, a été suivi par plus de vingt-cinq mille personnes.

Les premières Journées Francophones de l’Effectuation que nous avons créées en 2019 avec Dominique poursuivent cet effort: après avoir réuni plus de 50 experts et professionnels, la seconde édition s’ouvre aujourd’hui avec 80 inscrits (guichets fermés). Ces journées visent à devenir un rendez-vous annuel des acteurs de l’effectuation et à constituer une véritable communauté de pratique et de réflexion.

Par ailleurs, le champ d’application de l’effectuation s’est développé: on a pu montrer que ses principes s’appliquent de façon très universelle aussi bien dans l’art et la science que dans l’action politique et sociale et pour la transformation des organisations (voir mon ouvrage Stratégie Modèle Mental écrit avec Béatrice Rousset). Ils s’appliquent également au développement personnel.

Méthode de changement social, l’effectuation suggère que tout peut être changé par la volonté individuelle combinée à d’autres volontés. Elle montre que l’action est accessible à tous parce qu’il suffit d’utiliser ce qu’on a sous la main, et que tout le monde a quelque chose sous la main. Elle montre également qu’il n’est guère de domaine où ses principes ne puissent être appliqués. Elle promeut, finalement, une vision optimiste dans laquelle, libéré du déterminisme et de la fatalité, chacun peut maîtriser sa vie, créer de nouvelles choses, transformer son environnement, co-construire avec les autres et… y prendre plaisir. Par les temps qui courent, marqués par le pessimisme et le nihilisme, c’est un message qui mérite d’être entendu. 

Pour en savoir plus sur l’effectuation, lire mon article introductif ici: Effectuation: Comment les entrepreneurs pensent et agissent… vraiment. Mon ouvrage « Effectuation: les principes de l’entrepreneuriat pour tous » est accessible ici. Sur les liens entre effectuation et la transformation organisationnelle par les modèles mentaux, lire notre ouvrage Stratégie Modèle Mental co-écrit avec Béatrice Rousset.

Le site des Journées francophones de l’effectuation.

Le contributeur:

Philippe SilberzahnPhilippe Silberzahn est professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG), où il a reçu son doctorat. Ses travaux portent sur la façon dont les organisations gèrent les situations d’incertitude radicale et de complexité, sous l’angle entrepreneurial avec l’étude de la création de nouveaux marchés et de nouveaux produits, et sous l’angle managérial avec l’étude de la gestion des ruptures, des surprises stratégiques (cygnes noirs) et des problèmes complexes (« wicked problems ») par les grandes organisations.

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