
Pendant une décennie, des centaines de milliers de travailleurs ont alimenté l’essor de l’intelligence artificielle en effectuant des micro-tâches répétitives : identifier des objets sur des images, modérer du contenu, classer des textes. Ces activités, réalisées en ligne pour quelques centimes l’unité, ont permis d’entraîner les modèles d’IA les plus puissants du monde. Aujourd’hui, ces emplois disparaissent à mesure que les modèles deviennent capables de générer leurs propres données. Un changement structurel s’opère dans la chaîne de valeur de l’intelligence artificielle, reléguant au second plan ceux qui en furent les ouvriers invisibles.
Un modèle économique fondé sur l’abondance de main-d’œuvre bon marché
À partir de 2015, des plateformes comme Appen, Remotasks, Scale AI ou Mighty AI ont prospéré grâce à une promesse simple : sous-traiter à des travailleurs des pays en crise des tâches répétitives que les algorithmes ne savaient pas encore accomplir. Le Venezuela, ravagé par l’hyperinflation, en devint un vivier stratégique. En 2018, jusqu’à 75 % des collaborateurs de certaines de ces plateformes étaient vénézuéliens. Ils travaillaient sans contrat, depuis chez eux, avec pour seule condition un accès à internet.
L’économie des micro-tâches reposait sur une logique d’externalisation extrême, où les plateformes déléguaient à des travailleurs précaires l’entraînement de modèles de vision par ordinateur, de véhicules autonomes ou d’outils de recherche. Les missions étaient simples, standardisées, faiblement rémunérées, mais constantes.
La rupture technologique : auto-apprentissage et synthèse de données
L’arrivée des modèles génératifs et auto-apprenants bouleverse cet équilibre. En générant leurs propres données d’entraînement (synthetic data), les IA réduisent leur dépendance à l’annotation humaine. Des tâches autrefois cruciales — comme la classification d’images ou la correction linguistique — sont désormais réalisées par les modèles eux-mêmes, avec une supervision minimale.
La demande se déplace vers des jeux de données plus rares, plus complexes, destinés à des usages spécifiques : logique avancée, codage, connaissances scientifiques. Ces tâches ne peuvent être confiées qu’à des experts disposant d’une infrastructure matérielle solide et de compétences techniques élevées.
Résultat : le volume de tâches accessibles à des travailleurs peu qualifiés s’effondre. Appen, l’un des leaders mondiaux du secteur, a perdu 99 % de sa valeur boursière en trois ans. Son chiffre d’affaires a reculé de 14 % en 2023. L’entreprise, autrefois spécialisée dans l’annotation humaine, réoriente désormais sa stratégie vers les projets de génération automatique.
Une exclusion par la complexité
Le changement de nature des tâches crée une barrière d’entrée technologique. Les travailleurs localisés dans des pays comme le Venezuela ou la Colombie doivent affronter des obstacles multiples : matériel informatique obsolète, connexions instables, coupures d’électricité fréquentes. Même lorsqu’ils ont quitté leur pays, leur statut de migrant limite leur accès au marché du travail formel, et donc à toute montée en compétence structurée.
Dans un contexte où les plateformes ne proposent ni formation, ni progression, ni stabilité contractuelle, la transition vers des tâches à plus forte valeur ajoutée demeure illusoire pour la majorité d’entre eux. Le désengagement des plateformes n’est pas négocié : lorsque les tâches disparaissent, les travailleurs ne sont simplement plus appelés.
Une économie du clic sous tension
Ce phénomène dépasse les tâches d’annotation. Les métiers du contenu, tels que la rédaction SEO ou le copywriting freelance, sont eux aussi affectés. Les clients exigent désormais que les rédacteurs utilisent des outils comme ChatGPT pour produire plus rapidement — tout en réduisant drastiquement les tarifs. Sur les plateformes comme Upwork ou Fiverr, les rémunérations moyennes pour 1 000 mots ont chuté de plus de 70 % depuis 2022.
Ce glissement introduit une contradiction : les travailleurs doivent s’outiller pour suivre le rythme imposé par l’IA, mais ne disposent pas des ressources pour y parvenir. L’accès à ChatGPT, restreint dans certains pays, nécessite un VPN, une carte bancaire internationale, voire un abonnement mensuel. Une course à l’armement technologique s’installe entre travailleurs précaires.
Une transition sans amortisseur
Ce changement de paradigme révèle une fragilité structurelle : l’économie de l’intelligence artificielle a été bâtie sur une main-d’œuvre flexible, mondiale, interchangeable. Elle se transforme désormais sans plan d’accompagnement, sans régulation, sans politique de reconversion. Des millions de micro-travailleurs qui ont rendu l’IA possible risquent d’en être les premières victimes.
La montée en gamme du marché de la donnée laisse émerger un vide social. Ceux qui maîtrisent la logique, le code ou l’évaluation fine des modèles sont courtisés. Les autres, privés de revenus, sont relégués à l’invisibilité.