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Meta, TikTok et Snap face à la jurisprudence du tabac et des opioïdes

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La ville de New York a porté plainte contre Meta, Snap, ByteDance et Google, accusant les plateformes Instagram, Snapchat, TikTok et YouTube d’avoir “délibérément conçu des produits addictifs” pour les adolescents. Une procédure qui raisonne avec l’un de nos précédents édito: Et si on régulait les réseaux sociaux comme on a régulé le tabac ?

Dans sa plainte de plus de 300 pages, la municipalité soutient que les entreprises ont sciemment utilisé des techniques comportementales et neurobiologiques similaires à celles employées par les industries du tabac et du jeu, afin de maximiser le temps passé en ligne et les revenus publicitaires.

« En s’inspirant largement des techniques comportementales et neurobiologiques utilisées dans les machines à sous et exploitées par l’industrie du tabac, les défendeurs ont délibérément intégré à leurs plateformes une série de fonctionnalités visant à maximiser l’engagement des jeunes utilisateurs », indique la plainte (§3).

Du tabac à la dopamine algorithmique

La stratégie juridique de New York s’inscrit dans la continuité des procès intentés contre les fabricants de cigarettes et les laboratoires pharmaceutiques à l’origine de la crise des opioïdes. Dans les deux cas, les entreprises savaient que leurs produits provoquaient une dépendance, mais ont choisi de poursuivre leur diffusion pour préserver leurs bénéfices.

La ville applique désormais ce raisonnement au numérique considérant que la dépendance attentionnelle serait une forme moderne d’addiction, où algorithmes remplacent la nicotine.

« Les plateformes des défendeurs sont conçues et programmées pour espacer méthodiquement — mais de manière imprévisible — les récompenses dopaminergiques. Cette exploitation du circuit neuronal est exactement celle que les machines à sous utilisent pour maintenir la dépendance » (§118).

Chaque geste de l’utilisateur équivaut à tirer sur le levier d’une machine à sous, le fil défile, l’attente se relance, la récompense arrive

« Quand nous faisons défiler notre fil Instagram du bout du doigt, nous jouons à une machine à sous pour voir quelle image apparaîtra ensuite » (§120).

Ces mécanismes, qualifiés de “récompenses variables intermittentes”, s’appuient sur un principe bien connu en psychologie où l’incertitude multiplie l’attente et entretient le besoin de recommencer.

L’adolescent, cible économique et vulnérable

La plainte souligne que les adolescents constituent à la fois une population fragile et une cible lucrative.

« Les enfants et adolescents, comparés aux adultes, ont un moindre contrôle de leurs impulsions et une capacité réduite à évaluer les risques ou à réguler leurs émotions » (§71).
« Les enfants sont financièrement lucratifs, en particulier lorsqu’ils deviennent dépendants ou compulsifs dans l’usage des plateformes des défendeurs » (§68).

Les documents produits par la ville évoquent une altération des circuits de récompense du cerveau, comparable à celle observée dans les addictions chimiques.

« À l’instar d’autres produits addictifs, les plateformes des défendeurs accrochent leurs utilisateurs en perturbant le fonctionnement des circuits de récompense du cerveau » (§81).
« Ces altérations cérébrales sont similaires à celles associées à des comportements addictifs comme le jeu ou la consommation de substances » (§177).

Un fléau social aux coûts publics croissants

Le cœur de l’accusation repose sur la notion de “nuisance publique”, équivalente à une atteinte au bien collectif.

« Cette crise a provoqué une grave perturbation de l’ordre social et de la santé publique… causant des dommages durables et permanents au bien-être collectif » (§907).
« Chacune des institutions plaignantes de la ville de New York a dû consacrer des ressources considérables – financement, personnel, temps – pour répondre à cette crise de santé mentale des jeunes » (§912).

La plainte mentionne notamment un programme de 77 millions de dollars mis en place pour recruter des psychologues et assistants sociaux dans les écoles publiques, un financement appelé à s’épuiser dans les mois à venir (§902). L’argument est que comme pour les opioïdes, le coût de la dépendance numérique est supporté par les collectivités publiques, non par ceux qui la provoquent.

L’intentionnalité au cœur du dossier

Les avocats de la ville estiment que les plateformes ont agi avec “mépris conscient des droits du public”, un langage emprunté aux grands procès de santé publique.

« La conduite des défendeurs a constitué une négligence volontaire et un mépris délibéré des droits des plaignants new-yorkais » (§914).
« Les défendeurs savaient, ou auraient dû savoir, que cibler les jeunes causerait un préjudice et perturberait gravement le fonctionnement des écoles et des institutions publiques » (§918–920).

L’objectif est moins d’obtenir des réparations, que de forcer une modification structurelle du design des plateformes, notamment la suppression de certaines fonctionnalités incitatives (scroll infini, “streaks”, filtres).

Un précédent californien et une bataille transatlantique

Ce dossier s’ajoute à une action collective fédérale déjà en cours, pilotée par la juge Yvonne Gonzalez Rogers, connue pour avoir arbitré le procès entre Epic Games et Apple. En 2024, elle avait refusé de rejeter les plaintes fondées sur la nuisance publique, ouvrant la voie à des milliers de poursuites similaires.
L’Europe, de son côté, agit par anticipation, ainsi le Digital Services Act et le code britannique de conception adaptée aux enfants imposent déjà des limites au design persuasif.

Vers la fin du capitalisme de la distraction

En assimilant la dépendance attentionnelle à un fléau public, New York inaugure une nouvelle étape dans la régulation du capitalisme numérique.

« La ville a développé un cadre d’action destiné à protéger les jeunes d’une exposition dangereuse à ce que l’on pourrait qualifier de “toxine environnementale” : les médias sociaux non régulés » (§15).

L’expression résume la philosophie du dossier, les réseaux sociaux ne sont plus vus comme un simple espace de communication, mais comme un polluant mental affectant la santé publique. Après le tabac et les opioïdes, les algorithmes entrent à leur tour dans l’histoire des produits à risque.

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