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Pourquoi l’Europe n’a toujours pas compris ce qu’elle possède avec ASML

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C’est sans doute l’une des entreprises parmi les plus stratégiques d’Europe, et pourtant, elle reste sous-exploitée politiquement, mal défendue diplomatiquement, et parfois négligée par ceux qui devraient en faire un pilier de souveraineté industrielle. ASML, seule société au monde à produire les machines de lithographie extrême ultraviolet (EUV) nécessaires à la fabrication des semi-conducteurs les plus avancés, incarne une réussite technologique sans équivalent, dont l’Europe tarde à saisir la portée stratégique.

Un monopole technologique devenu clé de voûte numérique

ASML est aujourd’hui l’unique fournisseur mondial des machines capables de graver les transistors à l’échelle de quelques nanomètres, indispensables aux processeurs d’intelligence artificielle, aux puces 5G, aux GPU, aux équipements militaires ou aux smartphones haut de gamme.

Ce qui rend ASML irremplaçable, ce n’est pas seulement sa technologie, mais la position de verrou qu’elle occupe dans la chaîne de valeur mondiale des semi-conducteurs. Chaque machine, vendue entre 200 et 400 millions de dollars selon les modèles, mobilise plus d’une centaine de fournisseurs spécialisés, répartis entre l’Europe, les États-Unis et l’Asie. La moindre perturbation qu’elle soit commerciale, politique ou logistique, affecte immédiatement la fabrication de puces à l’échelle mondiale.

Autrement dit, sans ASML, aucune grande puissance technologique ne peut produire les puces les plus performantes. Ni la Chine, ni les États-Unis, ni Taïwan, ni la Corée du Sud ne disposent d’alternative viable à court terme. Cette dépendance confère à ASML une centralité stratégique exceptionnelle, l’entreprise est devenue un nœud critique de l’économie numérique mondiale, au même titre qu’un opérateur satellitaire ou un fournisseur d’infrastructures énergétiques.

Une gouvernance européenne fragmentée

Depuis 2019, ASML est directement exposée aux tensions géopolitiques. L’administration Trump avait alors poussé le gouvernement néerlandais à bloquer les exportations de certaines machines vers la Chine. Sous la présidence Biden, les restrictions se sont élargies aux modèles plus anciens. Le problème est que ces décisions, déterminantes pour le chiffre d’affaires de l’entreprise, sont prises au niveau du gouvernement néerlandais, souvent sous pression extérieure.

Pendant ce temps, l’Union européenne n’intervient qu’à la marge, faut de disposer d’une doctrine claire sur la gestion des actifs industriels critiques. Résultat, l’entreprise la plus décisive pour la souveraineté numérique européenne est laissée seule dans un jeu d’influence global qui la dépasse.

Soutien ponctuel ou gouvernance stratégique ?

La question n’est plus de savoir si ASML doit être soutenue, mais comment structurer ce soutien dans la durée. Compte tenu de son rôle unique, l’entreprise dépasse le statut de champion industriel et relève désormais d’un intérêt stratégique qui doit être partagé, à l’échelle du continent.

Cela implique non pas une tutelle politique, mais l’élaboration d’un cadre de gouvernance concerté, associant les institutions européennes, les États concernés et les partenaires industriels avec pour objectif d’anticiper les tensions géopolitiques, sécuriser les chaînes d’approvisionnement critiques, aligner les politiques d’exportation et structurer l’investissement de long terme.

ASML pourrait ainsi bénéficier d’une architecture de protection et de projection comparable à celle d’Airbus dans l’aéronautique ou de Galileo dans le spatial. Encore faut-il que cette reconnaissance se traduise en cadre d’action.

Une opportunité encore saisissable

Christophe Fouquet, PDG d’ASML depuis 2023, le rappelle sans détour : « Le fait qu’ASML soit devenu un sujet important est une vraie chance pour l’Europe. » Encore faut-il transformer cette exposition en stratégie.

Car le risque est connu, sans cadre clair, ASML est exposée à une double vulnérabilité, d’une part économique, face aux mesures de rétorsion commerciales ou aux ruptures logistiques et d’autre part technologique, face à la progression rapide de programmes de substitution chinois. Huawei, par exemple, a recruté d’anciens salariés d’ASML et stocké des machines avant l’entrée en vigueur des interdictions.

L’Europe a déjà un leader. Reste à en faire un levier.

Les États-Unis protègent activement leurs géants du numérique, la Chine finance massivement ses filières stratégiques, l’Europe, elle, détient déjà un acteur clé de l’équilibre technologique mondial, mais peine à le considérer comme tel.

Autant dire qu’ASML n’a pas besoin de discours sur la souveraineté, mais de décisions concrètes sur un pilotage stratégique partagé, qui puisse nourrir une vision industrielle à la hauteur de son rôle dans le XXIe siècle.

ASML est né d’un spin-off improbable née dans les années 1980

L’histoire commence en 1984, dans un modeste bâtiment préfabriqué en périphérie d’Eindhoven. À cette époque, Philips, géant industriel néerlandais, s’associe à ASM International, entreprise fondée par Arthur del Prado, pour créer une coentreprise dédiée à un pari technologique afin de produire localement des machines capables de graver les circuits intégrés avec une extrême précision. La jeune société est alors baptisée ASM Lithography.

Son premier produit, le PAS 2000, est lancé en 1985. Mais les débuts sont difficiles, la technologie est fragile, et les résultats commerciaux décevants. En 1988, Philips se retire partiellement du capital, laissant l’entreprise chercher sa voie en autonomie; c’est alors qu’elle change alors de nom pour ASML et se donne pour mission de rattraper les leaders américains et japonais de la photolithographie, comme Nikon et Canon.

Les années 1990 : résilience et internationalisation

Les années 1990 sont marquées par une stratégie de consolidation technologique et d’ouverture vers les marchés asiatiques et américains. ASML entre en Bourse en 1995, à la fois sur Euronext Amsterdam et au NASDAQ, ce qui lui permet de lever les capitaux nécessaires pour développer ses prochaines générations de machines.

À la fin de la décennie, l’entreprise acquiert MaskTools, puis Silicon Valley Group (SVG) en 2001, une société américaine spécialisée dans les équipements de lithographie. Cette dernière acquisition lui donne accès à une base R&D solide sur le territoire américain, tout en consolidant sa présence auprès des grands fondeurs de semi-conducteurs.

Les années 2000 / 2010 : de challenger à leader

Au tournant du millénaire, ASML multiplie les innovations pour répondre à la demande croissante d’intégration dans les puces électroniques. Elle devient l’un des trois acteurs mondiaux de la lithographie aux côtés de Nikon et Canon, mais c’est au début des années 2010 qu’un tournant décisif se produit.

La société investit massivement dans le développement d’une nouvelle technologie, la lithographie EUV (Extreme Ultraviolet). Contrairement aux techniques précédentes utilisant de la lumière visible ou proche UV, l’EUV utilise des longueurs d’onde beaucoup plus courtes (13,5 nm), permettant de graver des transistors encore plus petits.

Pour accélérer cette révolution technologique, ASML obtient un soutien financier inédit avec Intel, TSMC et Samsung, qui prennent en 2012 des participations minoritaires dans son capital, injectant plus d’un milliard d’euros pour l’aider à industrialiser l’EUV.

L’EUV, catalyseur de puissance mondiale

Il faudra près de dix ans pour que cette technologie soit prête à la production industrielle. Les premières livraisons de machines EUV interviennent autour de 2016 / 2017. En 2018, TSMC les utilise pour fabriquer des puces 7 nm, puis Apple, AMD et Nvidia emboîtent le pas.

En parallèle, ASML continue d’intégrer sa chaîne de valeur, elle rachète Cymer (USA, lasers DUV et EUV), Hermes Microvision (Taiwan, inspection de wafers) et Berliner Glas (Allemagne, optiques de haute précision). L’entreprise devient un système industriel à elle seule, mobilisant plus de 100 fournisseurs répartis sur trois continents.

Chaque machine EUV coûte entre 150 et 200 millions de dollars, et peut dépasser les 350 millions pour les dernières générations dites High-NA. Leur complexité est telle qu’elles sont livrées par cargo spécial, pièce par pièce, dans des avions gros porteurs.

2020 / 2024 : l’entrée dans la géopolitique

La pandémie, les tensions sino-américaines et l’explosion des besoins en IA propulsent ASML sur le devant de la scène mondiale. La société devient un actif stratégique convoité et surveillé. Sous pression des États-Unis, le gouvernement néerlandais bloque dès 2019 l’exportation de machines EUV vers la Chine et en 2023, ces restrictions s’étendent à des modèles plus anciens.

Face à ces tensions, ASML renforce son rôle d’interlocuteur institutionnel, déployant des équipes de relations publiques à Washington, Bruxelles et La Haye. En 2024, Christophe Fouquet est nommé CEO. Ingénieur et ancien patron de la division EUV, il incarne une nouvelle ère où l’entreprise doit conjuguer excellence industrielle et diplomatie stratégique.

Une trajectoire unique, encore fragile

ASML emploie aujourd’hui plus de 43 000 personnes, a réalisé 28,3 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2023, et pèse près de 260 milliards d’euros en Bourse. Elle détient plus de 80 % du marché mondial de la lithographie avancée. Mais sa position dominante reste exposée  notamment à l’essor de technologies concurrentes (notamment en Chine), mais aussi aux perturbations géopolitiques, et aux tensions commerciales croissantes entre grandes puissances.

Partie d’un hangar préfabriqué, la société est aujourd’hui un nœud critique de l’infrastructure numérique mondiale. Pour conclure, et c’est sans doute l’une des grandes leçons de l’histoire d’ASML,  sa trajectoire montre ce que peut produire un écosystème industriel européen lorsqu’il bénéficie de temps, de vision et d’autonomie. Un parcours exemplaire, qui impose le respect, et pose une question stratégique: comment faire d’ASML non seulement une réussite industrielle, mais un véritable fleuron de la souveraineté technologique européenne ?

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