[DECODE] Comment Uber et Deliveroo exploitent la législation française et la réglementation européenne
La guerre fait rage entre Deliveroo et ses livreurs. Cet été, la plateforme britannique a une fois de plus décidé de changer la manière dont elle calcule la rémunération de ses livreurs. L’écart de trop pour ces travailleurs indépendants qui s’estiment exploités par la licorne anglaise, parfois au péril de leur vie. Quelles sont les raisons de cette contestation ? Pourquoi Deliveroo fait-il évoluer sans cesse sa tarification ? Quels sont les enjeux auxquels sont confrontés les plateformes de livraison de repas ? Quelle est leur influence économique et politique ? Focus sur la situation actuelle de Deliveroo.
Retrouvez la première partie : Quand l’Institut Montaigne sert la communication de Deliveroo et Uber…
Retrouvez la deuxième partie : Deliveroo a-t-elle vraiment l’esprit Tech4Good ?
Aujourd’hui, la troisième partie : Comment Uber et Deliveroo exploitent la législation française et la réglementation européenne
Qui de Deliveroo ou Uber Eats finira par faire tomber l’autre ? Sur certains marchés, on pourrait être tenté de répondre qu’ils peuvent constituer un duopole qui permettrait au consommateur et aux restaurateurs de bénéficier des bienfaits de la concurrence, notamment des prix plus bas que si un acteur finissait par rafler la mise. Mais sur le marché de la livraison de repas, particulièrement gourmand en cash, cette hypothèse perd de son épaisseur au gré des années. Et pour cause, alors qu’une myriade de start-up s’était lancée à corps perdu dans ce qui semblait être un nouvel eldorado technologique, il s’est vite transformé en cauchemar pour Take Eat Easy, Foodora et consorts.
Dans ce contexte, Deliveroo et Uber tentent de profiter des lacunes législatives et juridiques des différents pays dans lesquels ils opèrent pour que leur système soit toujours plus lucratif. Cela passe notamment par le recours à une flotte de travailleurs indépendants et un management laissant penser aux livreurs ou aux chauffeurs qu’il a toujours le choix. Ainsi, les plateformes ne parlent pas d’un contrat de travail mais d’un partenariat, et les livreurs ne perçoivent pas un revenu mais un chiffre d’affaires. Et si la collaboration n’évolue pas favorablement entre les deux parties, on ne parle pas d’un licenciement ou d’un renvoi, mais de la fin de la relation entre l’entreprise et le livreur.
Tout l’enjeu pour les plateformes comme Deliveroo et Uber est de ne jamais créer un lien de subordination juridique. Celui-ci repose sur «l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné», rappelle la Chambre sociale de la Cour de cassation depuis 1996. Or si un lien de subordination juridique venait à être établi entre Deliveroo et ses livreurs, un juge pourrait requalifier le contrat commercial en contrat de travail, ouvrant ainsi la possibilité à ce que les plateformes ne soient contraintes un jour de salarier les livreurs, opérant pour l’instant sous le statut d’auto-entrepreneur.
Une gestion chirurgicale des relations avec leurs chauffeurs ou livreurs, avec la crainte de la jurisprudence Take Eat Easy
Dans un premier temps, Deliveroo avait bénéficié de décisions favorables, notamment de la part de la cour d’appel de Paris en novembre 2017. Attaquée par un ancien coursier qui voulait être considéré comme un salarié, la plateforme britannique avait vu la justice française lui donner raison. En effet, la cour d’appel de Paris avait estimé qu’il n’existait pas un lien suffisant entre le livreur et la plateforme pour considérer le travailleur indépendant comme un salarié, la juridiction notant notamment que le livreur n’était pas soumis à des horaires spécifiques.
Une décision similaire avait été rendue quelques jours plus tard au Royaume-Uni. Le Comité central d’arbitrage de Londres, l’équivalent des Prud’hommes outre-Manche, avait également considéré que les livreurs de Deliveroo devient être considérés comme des travailleurs indépendants. La juridiction londonienne avait simplement fait part d’une «préoccupation» dans les rangs des livreurs concernant «la nature précaire de leur travail».
Cependant, coup de théâtre dans l’Hexagone fin 2018 ! La Cour de Cassation a rendu une décision qui pourrait bien remettre en cause le modèle des plateformes. Et pour cause, la plus haute juridiction judiciaire de France a donné raison à un ancien livreur de la société belge Take Eat Easy, contrainte de mettre la clé sous la porte en juillet 2016, qui demandait la requalification de son contrat d’auto-entrepreneur en contrat de travail. Les juges ont en effet estimé qu’il existait bel et bien un lien de subordination entre la start-up et le coursier. Aux yeux de la chambre sociale de la Cour de cassation, ce sont le système de géolocalisation pour suivre le livreur en temps réel et l’existence de pénalités pour sanctionner le refus d’une commande ou d’un «shift» (créneau de livraison) qui ont conféré à Take Eat Easy un «pouvoir de direction et de contrôle de l’exécution de la prestation» ainsi que d’un «pouvoir de sanction à l’égard du coursier», des caractéristiques propres à un salarié. Dans la foulée de cet arrêt, plusieurs anciens livreurs de Take Eat Easy avaient été reconnus comme des salariés de la défunte entreprise de livraison de repas, avec des indemnités à la clé au titre d’un rappel de salaires et de congés payés.
Uber et Deliveroo très actifs en coulisses à Bruxelles
Malgré la menace d’une requalification de leurs livreurs, Deliveroo et Uber Eats peuvent compter sur la bienveillance de l’Institut Montaigne, dont le rapport sur les conditions de travail et les droits des travailleurs indépendants des plateformes a été érigé en modèle par le gouvernement pour servir de socle au projet de Loi d’Orientation des Mobilités (LOM), adopté par l’Assemblée nationale le 17 septembre. Toutefois, la bataille juridique de Deliveroo ne se limite pas seulement à la France. La licorne britannique s’attèle aussi à protéger son modèle à l’échelle européenne. Preuve en est, Deliveroo dispose d’un bureau à Bruxelles et a fait appel aux services de plusieurs cabinets de lobbying entre 2016 et 2017 pour préparer le terrain en vue de futures négociations avec la Commission européenne, révèle l’ONG Corporate Europe Observatory (CEO) dans un rapport publié le 5 septembre sur le lobbying des plateformes de la «gig economy». En 2017, l’entreprise anglaise a notamment déboursé entre 50 000 et 100 000 euros pour bénéficier des conseils de l’agence de relations publiques Euros / Agency.
Pour l’ONG, cela suggère que Deliveroo a été impliqué dans le lobbying de l’Union européenne pendant au moins deux ans avant d’être inscrit au registre officiel du lobbying européen en avril 2018. Une semaine après son inscription à ce fichier, appelé «Registre de transparence» par l’Union européenne et décrit comme «une base de données des groupes d’intérêts qui cherchent à influer sur l’élaboration des politiques et de la législation européennes», Deliveroo a rencontré David Boublil, membre du cabinet de Pierre Moscovici et commissaire chargé des Affaires économiques et financières à Bruxelles, pour évoquer la proposition de directive de la Commission européenne concernant le système commun de taxe sur les services numériques. Cette dernière avait été bloquée à cause de l’opposition de plusieurs pays, à l’image de l’Irlande qui accueille les sièges de plusieurs géants du numérique, comme Google ou Apple.
Pour l’anecdote, l’ONG CEO remarque que Deliveroo a seulement déclaré 10 000 euros de dépenses de lobbying entre avril 2017 et mars 2018. Un montant relativement fiable au regard de la taille et de l’impact de la plateforme britannique. Cette dernière marche cependant dans les pas d’Uber qui a déployé une importante stratégie de lobbying à Bruxelles. La firme américaine a notamment déclaré avoir dépensé moins de 900 000 euros de lobbying européen en 2017. Une somme qui paraît très modeste, étant donné qu’Uber pèse désormais 55 milliards de dollars à Wall Street. Cependant, le jeu d’influence d’Uber s’est surtout déroulé dans le cadre de rencontres avec des membres de la Commission européenne. Au total, la plateforme de VTC a obtenu une cinquantaine de rendez-vous entre 2015 et 2018 avec des représentants de l’exécutif européen.
De plus, Uber s’est rapproché de plusieurs groupes de lobbying très influents à Bruxelles, comme BusinessEurope, très puissant lobby patronal européen, et AmCham EU, la Chambre de commerce américaine auprès de l’Union européenne qui porte les intérêts des entreprises américaines en Europe. Selon l’ONG Transparency International, il y a environ 26 500 lobbyistes présents de manière régulière à Bruxelles et près de 37 300 personnes impliquées dans les activités de lobbying dans la capitale belge. Seul Washington en concentre davantage dans le monde entier.
Panique en Californie pour Uber, Lyft et DoorDash
Outre-Atlantique, la culture du lobbying est bien plus ancrée qu’en Europe, et les sommes dépensées par les entreprises dans ce cadre sont autrement plus colossales. Et parmi ces entreprises actives en matière de lobbying aux États-Unis, on retrouve notamment les plateformes de VTC Uber et Lyft, ainsi que le service de livraison DoorDash qui ont uni leurs forces cette année pour empêcher l’État de Californie d’adopter une loi qui accorderait le statut d’employé aux chauffeurs et livreurs de ces trois entreprises. En Europe, ce serait dans une moindre mesure comme si Uber, Kapten et Deliveroo décidaient de s’allier face à Bruxelles.
Pour contrer cette réforme californienne, Uber, Lyft et DoorDash ont ainsi débloqué 30 millions de dollars chacun pour affecter au total 90 millions de dollars à la défense d’une proposition de loi leur permettant de continuer de bénéficier d’une flotte de chauffeurs et de livreurs opérant en tant que travailleurs indépendants. Et force est de constater que cette campagne de lobbying agressive risque d’être nécessaire. Début septembre, l’État californien a en effet adopté le projet de loi AB5, qui va forcer les entreprises comme Uber et Lyft à requalifier leurs chauffeurs en salariés.
Prévue pour être effective dès le 1er janvier 2020, cette loi jette le trouble sur le modèle économique des plateformes qui misaient jusque-là sur la flexibilité de leurs travailleurs indépendants. Uber et Lyft avaient d’ailleurs indiqué dans leur document d’introduction en Bourse qu’un tel changement pourrait mettre en péril leur activité. Selon le Center for Responsive Politics, organisme à but non-lucratif non-partisan, Uber avait dépensé 2,31 millions de dollars en lobbying en 2018, contre 1,83 million de dollars en 2017 et 1,36 million de dollars en 2016. A titre de comparaison, Google a dépensé 21,2 millions de dollars pour influencer les élus américains l’année dernière, contre 18,04 millions en 2017.
Deliveroo et Uber excellent dans l’innovation fiscale
Friandes du lobbying pour tourner les lois à leur avantage, les plateformes se livrent aussi à des pratiques fiscales des plus simples aux plus sophistiquées. Aucun centime d’euro n’est inutilement versé. Étant donné que les acteurs du marché de la livraison de repas n’ont toujours pas trouvé la recette pour atteindre la rentabilité, Deliveroo essaie de réduire son ardoise fiscale pour atténuer ses pertes. La licorne britannique a même réussi l’exploit de payer moins d’impôts sur les sociétés en 2018. En effet, l’entreprise anglaise a versé 273 000 euros au fisc français l’an passé, contre 339 000 euros en 2017. Le tout avec un bénéfice qui est passé de 1,5 million à 2,7 millions d’euros dans le même temps, pour un chiffre d’affaires en progression de 63%, passant de 58 millions à 95 millions d’euros.
Dans ce contexte, quel tour de magie est parvenu à réaliser Deliveroo ? Rien de très sorcier. Les résultats de la plateforme de livraison de repas sont effet plombés par de lourdes dépenses opérationnelles. Ces dernières n’ont rien d’étonnant, elles sont mêmes nécessaires au développement de la société, surtout lorsque celle-ci est en pleine phase de croissance. Toutefois, ces investissements conséquents sont bienvenus puisqu’ils permettent de réduire les résultats financiers de l’entreprise, et ainsi d’alléger l’enveloppe fiscale. Lancement dans de nouvelles villes, extension du réseau de restaurants partenaires, ouverture de sites Deliveroo Editions… Tous ces investissements se répercutent sur les marges de la société. Cependant, la branche française de la start-up britannique étant profitable pour la deuxième année consécutive, elle a tout intérêt à multiplier les dépenses opérationnelles pour atténuer sa facture fiscale. A titre indicatif, ces dépenses à l’échelle mondiale avaient à elles seules bondi de 73% en 2017.
Si Deliveroo ne fait qu’optimiser sa gestion financière pour diminuer sa contribution fiscale, Uber est de son coté carrément un maître de l’innovation fiscale. En 2017, la firme américaine n’a ainsi versé que 1,4 million d’euros au fisc français. Un montant qui paraît dérisoire face au poids de l’entreprise, qui était alors valorisée à plus de 62 milliards de dollars à l’époque. Pour réduire au maximum sa facture fiscale, Uber a déclaré en 2017 un chiffre d’affaires de 52 millions d’euros, alors que BFM Business estimait les revenus de la plateforme en France à près de 240 millions d’euros. Un écart conséquent rendu possible par un montage d’optimisation complexe, mais légal.
Uber ne facture pas ses courses en France… mais aux Pays-Bas
Tout d’abord, il faut savoir qu’Uber ne facture pas dans l’Hexagone son activité réalisée sur le marché français… mais aux Pays-Bas. En effet, c’est la filiale néerlandaise de l’entreprise californienne, Uber B. V., qui facture l’ensemble des courses réalisées dans les différents pays européens où opère Uber. C’est cette filiale qui récupère les revenus issus de l’activité française de la plateforme. De son côté, la filiale française est seulement chargée officiellement de la mise en relation avec les chauffeurs et du marketing, réduisant ainsi comme peau de chagrin l’imposition d’Uber en France en toute légalité. Une fois arrivé aux Pays-Bas, l’argent d’Uber est envoyé dans plusieurs paradis fiscaux, notamment aux Bermudes et aux Îles Caïmans, pour échapper aux radars européens et américains.
A noter que comme Deliveroo, Uber plombe délibérément ses profits par de lourdes dépenses opérationnelles visant à assurer le fonctionnement et le développement de l’entreprise américaine. Ces frais comprennent notamment le paiement d’une redevance pour utiliser la technologie de la plateforme. Or celle-ci finit par atterrir dans les caisses d’Uber International C. V., maison-mère d’Uber B. V. immatriculée à la fois aux Pays-Bas, qui n’imposent pas les redevances quittant son territoire, et aux Bermudes, où Uber n’est soumis à aucun impôt sur les bénéfices. D’où l’intérêt pour le géant des VTC et de la livraison de repas de concentrer ses profits dans ce petit paradis fiscal de l’Atlantique Nord. Dans l’archipel britannique, la holding Uber International C. V. doit simplement s’acquitter du versement d’une redevance de 1,45% à la maison-mère américaine pour utiliser la technologie Uber. Aussi faible soit cette somme, elle est cependant encaissée sur le territoire américain dans le Delaware, qui n’est autre qu’un paradis fiscal interne.
Cette année, Uber a une nouvelle fois démontré l’étendue de ses talents sur le plan fiscal en identifiant une faille fiscale sur le Vieux Continent qui permet d’aligner le montant des déductions fiscales sur la valeur d’un actif immatériel. En effet, Uber a procédé à une augmentation de la valeur de ses actifs immatériels aux Pays-Bas en transférant des actifs gérés par l’une de ses filiales basées aux Bermudes, créant de facto un crédit d’impôts de 6,1 milliards de dollars.
Ce matelas financier conséquent permettra à Uber d’alléger sa facture fiscale mondiale lorsque la société enregistrera des bénéfices. La plateforme de VTC ne devrait donc pas faire valoir cet avantage fiscal avant un bon moment, celle-ci ayant enregistré des pertes d’exploitation de plus de 10 milliards de dollars rien qu’aux États-Unis au cours des trois dernières années. Selon la Commission européenne, le taux d’imposition effectif sur les bénéfices des GAFA dans l’Union européenne est en moyenne de 9%, contre plus de 20% pour les entreprises traditionnelles.
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