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Quel leadership dans un monde incertain?

Par Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG)

Quelles que soient leurs préférences philosophiques, la plupart des spécialistes du leadership partagent une conception remarquablement similaire: le leader, expliquent-ils, doit combiner deux compétences: il ou elle doit d’abord être capable de définir et d’articuler une vision cohérente; il ou elle doit ensuite être capable de mobiliser des gens qui vont suivre et s’approprier cette vision et idéalement s’identifier avec celle-ci. La première compétence se rapporte à la conception et à la communication, tandis que la seconde est de l’ordre des relations interpersonnelles. Si elle est prévalente aussi bien dans l’enseignement que dans le monde du conseil et bien-sûr dans celui des organisations, cette conception devient pourtant obsolète dans un monde incertain.

Quelle que soit la qualité de la vision développée, belle, inclusive, motivante ou conforme aux canons du moment, la conception selon laquelle un leader doit développer puis vendre une vision fait de cette dernière une construction unilatérale qui prend naissance avant la relation avec les suiveurs. Elle est créée puis elle est communiquée. La vision est le cadeau que le leader fait aux suiveurs, la preuve tangible de son leadership.

La relation entre le leader et le suiveur naît alors de la décision de ce dernier d’adhérer à la vision. Cette décision est parfois largement contrainte, comme lorsque le suiveur est un employé de l’organisation dirigée par le leader. Dans ce cas, à la relation née du contrat de travail s’ajoute une seconde relation créée par l’adhésion à la vision. Naturellement, la différence existante entre ces deux relations explique pourquoi les collaborateurs n’adhèrent pas forcément à la vision ainsi définie et communiquée. La relation de type contrat de travail n’implique donc pas forcément automatiquement la relation créée par la vision. C’est la difficulté que rencontrent aujourd’hui beaucoup d’organisations dont la vision, objet pourtant d’un long et coûteux travail, laisse leurs collaborateurs largement indifférents.

La vision, une cible co-construite? (Source: Wikipedia)

On peut cependant envisager une approche différente de l’exercice du leadership dans laquelle le rôle du leader est de créer un contexte dans lequel toutes les parties intéressées, leader compris, vont créer la vision qu’elles vont collectivement défendre et porter. Face à ceux qui seraient consternés par le refus du leader de fournir une vision clé en main, comme il est attendu aujourd’hui, voici ce que celui-ci pourrait répondre: « Il est vrai que je n’ai pas de plan clé-en-main ni de vision claire sur là où nous voulons aller et comment nous pouvons y aller. J’ai là-dessus des idées, bien-sûr, mais vous en avez aussi. Je suis également d’accord que personne ne peut prétendre être un leader s’il n’a pas une conviction forte qu’il défend. Eh bien je pense être un leader car j’ai moi-même une conviction forte qui est de refuser de considérer mes idées comme achevées. La conviction que je défends, en tant que leader, est celle de l’importance de parcourir ensemble le chemin difficile de la création de notre vision. Et lorsque nous aurons cette vision, je continuerai à être un leader en insistant sur le fait que cette vision ne sera jamais complète ni achevée, que nous devons sans arrêt guetter les contradictions qu’elle suscitera et qui nous permettront de la développer. »

Co-construction de la vision: une approche rationnelle en incertitude

L’idée derrière cette approche du leadership n’est pas d’être sympa ou même social. Elle n’est pas de se gargariser d’une soi-disante intelligence collective ni d’abolir la hiérarchie. Elle est plus profonde en ce qu’elle admet qu’en situation d’incertitude, tout bouge tout le temps et rien ne peut jamais être complet. Cette incomplétude s’exprime à deux niveaux: elle s’exprime d’abord au niveau du collectif – ma vision ne peut à elle seule embrasser l’univers des possibilités car la complexité et l’incertitude sont telles que ma rationalité individuelle est limitée. Elle s’exprime ensuite au niveau temporel: l’environnement bouge tellement et si profondément qu’aucune vision ne résiste très longtemps si elle est conçue comme un objet figé qui précède l’action et sert de fil directeur pour une longue période.

Cette approche différente du leadership comme créateur de contexte correspond à ce que Robert Kegan appelle un degré supérieur de conscience: on ne fait pas les choses, on crée un contexte dans lequel elles peuvent se faire. La capacité à passer à ce degré supérieur est particulièrement importante en incertitude. La co-construction de cette vision avec les parties prenantes impliquées est en effet une réponse rationnelle à la complexité et aux limites qu’un seul individu, si génial soit-il, rencontre pour embrasser celle-ci. La conception de la vision comme un objet mouvant et évolutif est, elle, une réponse à la nature changeante de l’environnement.

Une conception alternative de la vision: modèle mental

Si on va plus loin, on peut même remettre en question la nécessité d’avoir une vision, du moins au sens où on l’entend habituellement. Car en effet, si on admet que le monde change tellement, quel intérêt y a-t-il à définir un objectif clair sachant qu’il sera irrémédiablement compromis rapidement? Les tenants de la vision comme un état idéal à atteindre arguent qu’avoir un point fixe permet de guider l’action, quitte à ajuster ce point lorsque c’est nécessaire. Mais on conçoit à quel point cette approche est coûteuse et risquée. Comme j’en ai défendu l’idée dans un article précédent, on peut en fait abandonner l’idée d’avoir une vision définie comme un point à atteindre dans le futur pour définir une vision comme la façon dont nous voyons le monde, ce que j’ai appelé modèle mental. En faisant du modèle mental la base de notre pensée stratégique, nous ramenons le point focal de celle-ci de demain à aujourd’hui et basons notre décision non sur un état idéal à atteindre, ce que nous savons être illusoire, mais sur une compréhension profonde de la réalité, qui est bien plus atteignable.

Au final, en incertitude, le rôle du leader me semble devoir être de créer un contexte collectif dans lequel les modèles mentaux de l’organisation sont constamment exposés, testés et ajustés afin de permettre à celle-ci de garder un lien vital avec la réalité de son environnement. Comme l’écrivait le général d’armée François Lecointre, Chef d’état-major des armées, dans son ordre du jour aux armées la veille du 11 novembre 2018 évoquant les vainqueurs de la Grande Guerre, « Ils ne furent de vrais chefs que parce qu’ils savaient qu’on ne fait de grandes choses qu’en étant au milieu des hommes, pas au-dessus d’eux. »

Cet article est basé sur l’ouvrage de Robert Kegan, In over our heads, notamment p. 321. Sur la notion du but clair considéré à tort comme indispensable à la prise de décision, lire mon article Faut-il un but dans la vie? Conseil d’orientation aux étudiants… et aux autres. Sur la notion de vision, considérée elle aussi à tort comme indispensable à la stratégie organisationnelle, lire mon article Redéfinir le concept de vision dans un monde incertain: la vision comme modèle mental.

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