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Souveraineté à la chinoise : comment Pékin a bâti ses champions tout en verrouillant son marché

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En trois décennies, la Chine est passée du statut d’atelier du monde à celui de puissance technologique capable de rivaliser avec les États-Unis dans l’IA, la 5G, l’e-commerce ou les semi-conducteurs. Derrière cette ascension, Pekin a mis en oeuvre une stratégie pour capter le capital et les talents étrangers sans céder le contrôle de ses entreprises stratégiques.

La clé de voûte de ce modèle est la « liste négative », à savoir un inventaire officiel des secteurs ouverts, restreints ou interdits aux investisseurs étrangers. Les télécommunications, l’internet, les services de paiement et le cloud y figurent comme « interdits », réservés aux entités chinoises. Les licences indispensables pour opérer dans ces secteurs (ICP pour les services en ligne, autorisations de la Banque populaire de Chine pour les paiements) ne peuvent être obtenues que par des sociétés détenues localement.

Parallèlement, la Chine a mis en place un bouclier protectionniste, ainsi les plateformes étrangères concurrentes des acteurs nationaux comme Google, Facebook, Twitter, YouTube, ont été bloquées ou contraintes de quitter le marché, laissant un espace de croissance protégé aux Baidu, Alibaba et Tencent.

Pour financer leur expansion, ces groupes ont utilisé la structure Variable Interest Entity (VIE). Le principe consiste à créer une société holding offshore, généralement aux îles Caïmans, qui signe des contrats lui donnant le contrôle économique de l’entité opératrice chinoise, sans détenir directement ses licences. Les investisseurs étrangers achètent des actions de la holding et perçoivent les revenus, mais la propriété des actifs stratégiques reste en Chine.

Cette structure a permis aux géants chinois de lever des milliards sur les marchés étrangers. Alibaba a récolté 25 milliards de dollars lors de son introduction à New York en 2014, un record mondial à l’époque. Baidu, JD.com ou Meituan ont suivi la même voie, souvent en combinant IPO internationales et cotations secondaires à Hong Kong.

Pékin ne s’est pas contenté d’autoriser les financements étrangers et l’État, via ses fonds souverains et provinciaux, co-investit systématiquement dans les entreprises jugées stratégiques. Dans certaines, il détient des “golden shares”, actions privilégiées donnant un droit de veto sur les décisions majeures, en particulier sur les contenus, la gouvernance ou les acquisitions.

Ces leviers assurent que, même cotées à Wall Street, les entreprises restent sous contrôle chinois dans leurs activités domestiques.

La Chine a mobilisé sa diaspora et ses ingénieurs expatriés via des programmes comme « Thousand Talents ». Les retours de profils formés aux États-Unis ou en Europe ont permis de renforcer les équipes de R&D locales. En parallèle, le pays a massivement investi dans ses universités, écoles d’ingénieurs et centres de recherche pour produire des cohortes d’experts en IA, robotique et semi-conducteurs.

Le recrutement de compétences étrangères est ciblé et encadré, tandis que les secteurs jugés critiques restent inaccessibles à des directions étrangères.

La stratégie « Made in China 2025 » a fixé pour objectif de réduire la dépendance extérieure dans dix secteurs clés, dont les équipements de télécommunication, les véhicules électriques, les biotechnologies et les puces électroniques. La Chine a également imposé ses propres normes technologiques, notamment dans l’IA et l’Internet des objets, et les promeut à l’international à travers ses projets d’infrastructures comme la Belt and Road Initiative.

Ce système a produit des champions mondiaux comme Huawei, TikTok, Shein, capables d’exporter à grande échelle. Mais il repose sur un équilibre précaire, la structure VIE reste juridiquement fragile et dépend de la tolérance des autorités. Les tensions commerciales avec les États Unis, les restrictions d’accès aux technologies critiques (lithographie ASML, architecture ARM) et les sanctions financières compliquent la montée en puissance dans certaines filières.

Le modèle chinois source d’inspiration pour Donald Trump

La stratégie technologique américaine impulsée par Donald Trump trouve en partie son origine dans l’observation attentive du modèle chinois. Dès son premier mandat, la Maison Blanche s’est inspirée de Pékin sur deux points essentiels, à commencer par le filtrage strict des investissements étrangers dans les secteurs jugés critiques et la localisation obligatoire des infrastructures stratégiques.

Comme la Chine l’avait fait via sa “liste négative” et ses licences sectorielles, les États Unis ont réformé le CFIUS à travers le FIRRMA Act pour placer l’IA, les semi-conducteurs, la 5G, le cloud et la cybersécurité sous contrôle renforcé. Ils ont également utilisé des mesures de type “barrière d’accès” inspirées des blocages chinois contre les GAFAM, en inscrivant Huawei et ZTE sur l’Entity List pour leur interdire l’accès au marché américain et aux composants critiques.

Ce socle inspiré du modèle chinois a été considérablement amplifié dès 2025, au début du second mandat de Trump. Le Defense Production Act est devenu un outil de financement massif pour relocaliser la production de semi-conducteurs et de batteries, à l’image des investissements étatiques chinois dans ses champions industriels.

Le CHIPS and Science Act a été élargi avec des subventions supplémentaires pour attirer Intel, TSMC et Samsung sur le sol américain, tandis que des exigences de localisation des données sensibles et des incitations fiscales ciblées ont été imposées aux acteurs du cloud et aux centres de R&D.

Comme Pékin, Washington a combiné barrières réglementaires, subventions massives et alignement stratégique entre État, industrie et finance, avec pour objectif de sécuriser les chaînes critiques et empêcher toute dépendance technologique extérieure.

Des enseignements pour l’Europe ?

Aujourd’hui l’Europe ne peut pas reproduire le modèle chinois à l’identique, car le droit communautaire interdit la discrimination généralisée entre investisseurs européens et étrangers, mais certains leviers sont transposables :

  • élargir la définition des secteurs stratégiques au numérique critique
  • harmoniser et durcir le filtrage des investissements étrangers
  • mettre en place un fonds souverain tech paneuropéen capable d’entrer dans tous les tours stratégiques
  • exiger la localisation en Europe des infrastructures et des données critiques

L’Europe, si elle veut préserver sa souveraineté technologique, devra trouver son propre équilibre entre ouverture et contrôle, sous peine de voir ses futurs leaders passer sous pavillon étranger.

 

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