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Comment l’audition de Mark Zuckerberg pose la question du rôle de l’entreprise dans la société

Par Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG)

Ainsi donc les rieurs en ont eu pour leur argent la semaine dernière lorsque la représentante américaine Alexandria Ocasio Cortez (AOC pour les intimes) a auditionné Mark Zuckerberg, le fondateur et dirigeant de Facebook, au sujet des fameuses ‘fake news’ que son service est accusé de propager trop facilement. La séance a été assez intense et Zuckerberg ne s’en est pas vraiment bien sorti. Beaucoup y ont vu l’humiliation d’un patron cynique minant la démocratie par une brillante défenseure de la démocratie, et s’en sont réjoui.

Mais derrière le théâtre des auditions, on peut y voir bien autre chose, notamment un nouvel épisode du combat entre politique et marchands, et plus généralement de la question ancienne de la répartition des rôles entre l’État et les entreprises privées. Cessons de rire bêtement quelques minutes, et intéressons-nous à ces questions fondamentales.

L’accusation contre Facebook de propager des fake news n’est pas nouvelle, et elle n’est pas sans fondement; elle persiste depuis des années, en particulier depuis l’élection présidentielle américaine de 2016, gagnée contre toute attente par Donald Trump après une utilisation très importante des réseaux sociaux pour propager toutes sortes de fausses nouvelles et attaques personnelles.

On peut voir plusieurs choses sous un angle différent dans cette affaire. Premièrement, on nous fait croire que le problème est simple. Ainsi la question d’AOC qui presse Zuckerberg: «Donc vous ne supprimez pas les mensonges. C’est une question simple: oui ou non?». La question peut être simple mais la réponse pourtant ne l’est pas: qu’est-ce qu’un mensonge? Qui décide ce qui est un mensonge et ce qui n’en est pas? Dans certains cas, la réponse est effectivement simple: si j’affirme que je m’appelle Albert, c’est un mensonge car mon prénom est Philippe. Mais dans la plupart des cas qui nous intéressent, la réponse est beaucoup plus complexe.

Il faut souvent une enquête de police et un tribunal pour juger une situation. Exiger de Facebook qu’il le fasse sur le champ c’est s’exposer à de très graves effets pervers. C’est pourquoi sans doute la position de Zuckerberg sur cette question complexe est la suivante: chacun est libre d’exprimer ses opinions, en vertu du 1er amendement de la constitution, et mon rôle est simplement de mettre les gens en relation, le reste ne me concerne pas. On peut ne pas être d’accord, mais sa position se défend.

Calais, Washington, même combat (Source: Wikipedia)

Deuxièmement, on veut toujours trouver un coupable face à une situation donnée. Les démocrates ne se sont jamais remis d’avoir perdu l’élection face Trump et cherchent depuis à trouver le coupable. Zuckerberg est le coupable idéal. Il passe pour un benêt face à la dextérité des sénateurs, car comme beaucoup de marchands, il maîtrise mal les usages des auditions au congrès et les arcanes de la politique; c’est normal, il gère une entreprise, pas un parti politique. Il est plus facile d’accuser Zuckerberg d’avoir biaisé l’élection de 2016 que de se demander comment on a pu laisser élire un abruti à la Maison Blanche.

Comme tout le monde ou presque déteste les patrons et que le politique peut toujours, étant éloigné de l’action, prétendre à une perfection évangélique au contraire de l’homme d’action, ils sont une cible idéale. Gardons-nous de rire trop vite de ce qui peut s’interpréter comme un règlement de compte populiste.

Troisièmement, on nous fait croire que le problème est nouveau et causé par le nouvel arrivant, en ignorant totalement tout ce qu’il apporte comme progrès. Alors qu’on parle de monopole et de pouvoir, rappelons toute de même, comme le faisait un observateur sur Twitter il y a quelques jours, que Facebook offre gratuitement des appels téléphoniques longue distance, ainsi que des services de chat, de messagerie de groupes, d’albums photo, de gestion d’événement, d’annuaire, de communication et des dizaines d’autres services, tout cela gratuitement, à des gens qui s’y inscrivent librement et peuvent s’en désinscrire tout aussi librement.

Quant aux fake news, observons que AOC ne s’attaque pas à Fox News qui en la matière n’a pourtant rien à envier à Facebook, que le très respecté New York Times avait annoncé la présence d’armes de destruction massive en Irak en 2003, et que le (un peu moins respecté) Parisien a annoncé l’arrestation de Xavier Dupont de Lignonnès il y a quinze jours. On ne peut pas poser la question du ‘monopole’ de Facebook et des fake news sans ce contexte.

Marchands vs. politiques: un combat ancien

Mais plus généralement, on peut aussi voir la situation comme une nouvelle manche du combat ancien entre le politique et le marchand. Le politique ne supporte pas que le marchand ait trop de pouvoir. Zuckerberg rejoint ainsi une longue liste d’entrepreneurs ramenés à l’ordre par un État qui réagit d’autant plus fortement que sa légitimité est faible, ce qui est le cas actuellement. Il n’est pas le premier et il ne sera pas le dernier.

Indépendamment de ce qu’on pense des actions de Mark Zuckerberg, on ne peut pas ignorer que derrière ces audiences sénatoriales se joue la question du rapport de force entre l’État et les entreprises, et surtout de la répartition de leurs domaines respectifs d’action. Or la question est plus complexe qu’il n’y parait.

En demandant à Facebook de policer l’expression sur son réseau, AOC demande en effet à une entreprise privée de faire ce que l’État devrait faire, mais n’est pas capable de faire, ou n’a pas le droit de faire (censure). Ce n’est pas anodin. D’une part, elle admet implicitement ainsi la fragilité de l’État qui ne sait rien faire sur cette question mais d’autre part, et surtout, elle accrédite l’idée que c’est une entreprise privée qui devrait régler cette question. Cet épisode s’inscrit ainsi dans un développement important qui a eu lieu ces dernières années qui consiste à exiger de plus en plus des entreprises privées qu’elles contribuent à régler des problèmes politiques et sociaux.

Je me souviens ainsi de ce PDG m’expliquant longuement comment son entreprise donnait des cours de lecture dans les banlieues françaises. Bien-sûr ce n’est pas nouveau: pour ne prendre qu’un exemple, la création des écoles de commerce, dont celle qui m’emploie, s’est faite à l’initiative des marchands qui ne trouvaient pas d’employés formés pour leurs besoin, en raison du mépris de l’Université française pour l’ordre marchand. Mais ce qui est nouveau, c’est l’ampleur du phénomène. Que l’on appelle cela responsabilité sociale des entreprises ou contribution au bien commun, ou entreprise à mission, l’idée est la même, et ce qu’elle implique c’est l’acceptation de facto du rôle décroissant de l’État dans ces questions. Il ne s’agit ni plus ni moins que de la privatisation de secteurs entiers de notre vie politique et sociale.

En France, ce développement est tout à fait frappant, et il l’est d’autant plus qu’il résulte des efforts non pas d’une bande d’ultra-libéraux déchaînés, mais le plus souvent de la gauche intellectuelle, très en pointe sur ses questions. Et c’est là que nous touchons un paradoxe: alors qu’un libéral dirait «laissez les entreprises créer de la richesse et l’État faire en sorte qu’elle soit distribuée équitablement, chacun son travail», défendant ainsi un domaine réservé pour l’État, une grande partie de la gauche réclame désormais une extension du domaine d’intervention de l’entreprise privée qui se fait nécessairement au dépend de celui de l’État (la droite, elle, ne pense rien, ça nous fait gagner du temps).

Comme le répétait l’un de mes professeurs: «Vous devez savoir ce que vous faites», et il n’est pas certain que ceux qui s’avancent ainsi aient saisi les implications de leurs demandes. Quel que soit ce qu’on pense sur le fond de la question, on ne peut manquer d’être frappé de la confusion de modèles mentaux qui préside à cette évolution.

La question que pose l’audition du pauvre Mark Zuckerberg face à l’étoile montante de la gauche américaine, c’est donc celle du rapport entre les marchands et les politiques, mais surtout de la répartition entre le privé et le public. Le débat actuel, qui se mène en des termes très différents, est très loin de contribuer à une clarification, pourtant indispensable, sur cette question essentielle. Et comme tout débat mal posé, il débouchera très certainement sur des décisions malheureuses.

Sur la question du bien commun et de l’entreprise à mission, lire mon article précédent: Entreprise à mission: Le piège à cons.

[Correction: l’article indiquait initialement que AOC était sénatrice alors qu’elle est représentante. Merci Didier pour sa vigilance.]

Le contributeur:

Philippe SilberzahnPhilippe Silberzahn est professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG), où il a reçu son doctorat. Ses travaux portent sur la façon dont les organisations gèrent les situations d’incertitude radicale et de complexité, sous l’angle entrepreneurial avec l’étude de la création de nouveaux marchés et de nouveaux produits, et sous l’angle managérial avec l’étude de la gestion des ruptures, des surprises stratégiques (cygnes noirs) et des problèmes complexes (« wicked problems ») par les grandes organisations.

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3 commentaires

  1. « chacun est libre d’exprimer ses opinions, en vertu du 1er amendement de la constitution, et mon rôle est simplement de mettre les gens en relation, le reste ne me concerne pas. On peut ne pas être d’accord, mais sa position se défend. »

    Votre article passe sous silence les effets dévastateurs du scandale Cambridge Analytica et la nécessité pour les abonnés de Facebook de comprendre et accepter l’utilisation et la dissémination de leur données personnelles.

    AOC a ciblé non seulement sur la notion de fact-checking, qui pourrait être réduite à un débat sur ce qu’est la vérité et l’encadrer par le premier amendement, mais aussi et surtout sur la publicité (micro)ciblée.

    Contrairement à un Fox News (ou, pour les pro Trump, MSNBC par exemple), qui est un news média que le téléspectateur consomme avec la pleine connaissance de son bias partisan, Facebook persiste à se concevoir comme une plateforme sociale réunissant ses membres par affinités, liens d’amitié etc.

    Or les algorithmes de micro-segmentation permettent à Facebook (1) de générer des profits, en monétisant (2) a l’insu de l’abonné ses données personnelles (3) au profit d’organisations (partis, ou diffuseurs de contenus aux financements partisans) dont l’objectif est contraire au vertus affichées par Facebook et son CEO.

    Facebook fournit dans ce modèle non seulement des informations potentiellement mensongères à un public captif et éventuellement dénué (faisons confiance à l’algorithme) de sens critique face à ce contenu. Qui plus est, sous couvert d’être une plateforme sociale ouverte comme une agora, Facebook exclut méticuleusement les profils qui pourraient répondre à ces post ou publicités (selon les cas) par des avis divergents.

    On est donc loin de la liberté d’expression, et plus proche d’une situation où un maître d’école partagerait des thèses révisionnistes ou anti évolutionnistes, et prendrait soin de recommander aux enfant de n’en piper mot à leur parents.

    Il n’y a pas plus efficace que Facebook pour distiller avec une précision chirurgicale des messages politique auprès des indécis. Les budgets de campagne étasuniens sont dont pour Zuckerberg une poule aux œufs d’or. Et l’or n’a pas plus d’odeur que l’argent.

    Facebook n’est pas un média de presse et devrait le devenir, au regard de la législation.

    De même, la publicité électorale est moins réglementée que celle de la lessive, et devrait l’être sur les réseaux sociaux. Comme avec Fox News, seul le contenu accessible aux abonnés à la page FB d’un candidat, d’un parti, ou de quiconque (et publié par eux) devrait être accessible à ces seuls abonnés.

  2. Merci Philippe pour cette mise au point qui éclaire d’un jour nouveau les problèmes d’éthiques auxquels la technologie nous confrontent et qui vont devenir de plus en plus criants !
    Bien amicalement,

  3. Merci pour cet article, lire des propos réfléchis et intelligents fait beaucoup de bien au beau milieu d’un marasme intellectuel et idéologique motivé par la posture et l’emporte-pièce.

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