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Entrepreneuriat à impact: projet désintéressé ou posture morale?

Par Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG)

Depuis quelques années a émergé un phénomène qui porte un nom étrange, celui de l’entrepreneuriat « à impact » ou entrepreneuriat social. Plutôt qu’à la recherche du profit personnel, les entrepreneurs « à impact » affirment mettre leur talent au service de l’intérêt général. C’est là une curieuse présomption, à double titre: d’une part, la recherche du profit a eu historiquement un impact considérable au service de l’intérêt général, et d’autre part, nombre d’entre eux n’auront pas le moindre impact en raison même de leur posture.

L’entrepreneuriat social est généralement défini comme « une manière d’entreprendre qui place l’efficacité économique au service de l’intérêt général. » Cela semble simple, que n’y a-t-on pas pensé avant? Mais comme souvent, ce qui semble simple ne l’est pas tant que ça. Ici l’ambition de mettre « l’efficacité économique au service de l’intérêt général » repose sur pas moins de trois modèles mentaux très discutables. Le premier oppose économique et sociétal. La distinction entre les deux est artificielle et ne correspond pas à la réalité. L’économique et le social sont indissociables.

Toute entreprise, par les gens qu’elle emploie, ceux qu’elle fait vivre (fournisseurs, banquiers, investisseurs), les impôts et charges sociales qu’elle paie, a nécessairement un impact économique et social. Quelqu’un qui a un emploi a beaucoup plus qu’un salaire. Il a un statut, un réseau social, une fierté, un sentiment d’accomplissement, etc. L’économie est affaire de parties prenantes, c’est quelque chose de profondément social. Le lien social est le contexte dans lequel l’économique prend place.

Le second modèle mental oppose lui recherche du profit personnel et intérêt général. C’est une vieille opposition, et il faudrait choisir entre les deux. Sans compter que ceux qui choisiraient le premier seraient les méchants qui se désintéressent de l’intérêt général, tandis que ceux qui choisissent le second seraient les gentils qui se sacrifient pour lui. Adam Smith et à sa suite 200 ans d’histoire économique ont montré que cette opposition n’avait aucun fondement, et que la recherche du profit et l’efficacité économique qui en résulte servent l’intérêt général par l’enrichissement qu’elles permettent, entre autres. Évidemment cet incroyable paradoxe n’a jamais été admis par nombre d’intellectuels qui continuent d’opposer les deux et qui voudraient que la seule façon de défendre l’intérêt général soit pour l’individu de s’y sacrifier, comme un soldat part à la guerre. Cette notion sacrificielle, empreinte de religiosité, reste très présente dans la pensée économique actuelle dans les débats sur l’entrepreneuriat social et sur la mission d’entreprise.

Le troisième modèle mental a trait à la façon dont on définit l’intérêt général. Lorsqu’on l’oppose à l’efficacité économique, on exclut de facto celle-ci. Autrement dit, l’intérêt général est implicitement défini comme quelque chose de purement social. Augmenter la richesse n’y contribuerait pas. On le voit, l’une des difficultés d’un mouvement qui prétend se consacrer à l’intérêt général est que celui-ci est un concept vague. Qui le définit? Comment prétendre qu’il est le même pour tous? Comment penser que dans un monde complexe et incertain, nous serons tous d’accord sur sa définition pour tel ou tel sujet?

L’entrepreneuriat à impact, quel impact?

Au-delà des questions posées par ces trois modèles mentaux sur la validité des bases philosophiques de l’entrepreneuriat social, c’est la notion même d’impact qui pose problème. En effet, en se déclarant entrepreneurs « à impact », ces derniers semblent supposer que les autres entrepreneurs n’en n’ont pas, qu’ils sont « sans impact ». Or l’impact profond et massif de l’entrepreneuriat motivé par le profit est pourtant une évidence depuis longtemps. Pour prendre un exemple actuel parmi d’autres, des startups comme BioNTech ou Moderna sauvent des millions de gens avec leurs vaccins; elles ont un impact massif sur la santé mondiale, et par extension sur l’économie et le social, et servent donc l’intérêt général. Et pourtant elles sont un pur produit du capitalisme entrepreneurial porté, en partie, par la recherche du profit, et ne rentrent donc pas dans la définition d’entreprise « à impact ». BioNTech et Moderna, pas d’impact? De qui se moque-t-on?

Ce qui est en question ici n’est pas la capacité ou non de l’entrepreneuriat « à impact » à avoir un impact effectif. Ce sera certainement le cas de certaines de ces entreprises. Ce qui est en question, c’est la présomption que seules l’entrepreneuriat « à impact » peut en avoir un. Cette présomption balaye d’un revers de main les leçons de 200 ans d’histoire économique. Elle permet de s’arroger le terme « impact » sans la moindre légitimité pour cela. N’importe quelle PME de 500 personnes a plus d’impact que la plupart des startups sociales en vogue.

L’entrepreneuriat à impact est une posture morale

L’impact n’est donc pas le seul apanage des entrepreneurs « à impact ». Mais alors qu’est-ce qui fait leur spécificité? Pourquoi BioNTech et Moderna ne sont pas « à impact »? L’explication est simple: ce qui distingue l’entrepreneuriat « à impact » de l’autre, ce n’est pas qu’il a un impact, c’est qu’il refuse a priori la recherche de profit. C’est le comment qui le distingue, pas le quoi. Si c’était vraiment l’impact que ces entrepreneurs recherchaient sur un problème à résoudre, ils seraient agnostiques quant aux moyens à mettre en œuvre pour le résoudre. Ils diraient « Il faut absolument vacciner les populations contre la Covid-19. C’est l’intérêt général. Comment faire? Eh bien, si la solution passe par des startups qui ont levé des milliards de dollars auprès de capitaux risqueurs alliées à de grands laboratoires pharmaceutiques, ainsi soit-il. »

Mais ce n’est pas du tout la posture. La posture c’est d’essayer de résoudre le problème à condition que la résolution ne repose pas sur la génération de profit. Cela revient à courir un marathon en s’attachant les deux jambes. C’est poser une condition qui rend de facto presque impossible d’avoir le moindre impact. Autrement dit, l’entrepreneuriat à impact est une posture morale, voire idéologique, pas une démarche de résolution de problème. Tout en prétendant subordonner le profit à l’impact, il subordonne surtout ce dernier à l’idéologie.

Sans compter que l’entrepreneur social, sous couvert de sacrifier sa recherche de profit, profite en fait considérablement de cette posture morale. En effet, en mettant son action au service d’un objectif moralement indiscutable, parce que rangé sous la bannière fourre-tout de l’intérêt général par lui défini, et en prétendant sacrifier toute ambition personnelle, l’entrepreneur gagne un prestige social important dans certains cercles auxquels il signale sa vertu; c’est une véritable rétribution, car ce prestige est un capital qui peut se monnayer en espèces sonnantes et trébuchantes ou en pouvoir.

À l’extrême, l’entrepreneur peut même justifier la médiocrité de sa performance économique par ce sacrifice, voire que celle-ci constitue la preuve de son engagement sociétal. Il fera vivoter une structure semi-sociale sans véritable impact, mais se paiera sur le prestige social obtenu par l’affichage de sa vertu, et ce qu’il peut en retirer. En ce sens, son entrepreneuriat social n’est qu’un moyen au service de son ambition personnelle, le contraire de ce qui est affiché. Autrement dit, l’entrepreneuriat social est tout sauf désintéressé; c’est un entrepreneuriat comme un autre, mais avec une constitution de capital un peu différente.

Cette approche n’a rien de nouveau: créer une structure sociale, se consacrer aux bonnes œuvres et en tirer parti pour construire un capital social qu’on monnaye ensuite en argent ou en pouvoir est un jeu aussi vieux que l’humanité, mais simplement habillé de nouveaux mots. C’est un jeu légitime. Il s’agit seulement de ne pas en être dupe et de ne pas laisser ceux qui le jouent acquérir une supériorité morale sur ceux qui ne le jouent pas et qui font œuvre tout aussi utile dans leur propre projet entrepreneurial.

Pour aller plus loin sur le sujet, lire mes articles précédents: ▶︎Tout entrepreneuriat est social: l’histoire de Josiah Wedgwood, ▶︎Tech for good: Et si c’était une très mauvaise idée?

Le contributeur:

Philippe SilberzahnPhilippe Silberzahn est professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG), où il a reçu son doctorat. Ses travaux portent sur la façon dont les organisations gèrent les situations d’incertitude radicale et de complexité, sous l’angle entrepreneurial avec l’étude de la création de nouveaux marchés et de nouveaux produits, et sous l’angle managérial avec l’étude de la gestion des ruptures, des surprises stratégiques (cygnes noirs) et des problèmes complexes (« wicked problems ») par les grandes organisations.

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3 commentaires

  1. Vous n’avez simplement pas compris le changement de paradigme qui est devant vous.
    Je vous signale juste 1 des vos dizaines d’erreurs d’analyse.
    Ce n’est pas le profit qui est limité mais la lucrativité.
    Je suis désolé pour les étudiants qui vous écoutent et pour le ton péremptoire que vous adoptez espèce d’ignare arrogant donneur de leçons.
    Vous êtes en somme hors sujet.

  2. C’est quand même long comme billet pour un sophisme sémantique ?

  3. Monsieur, cher Philippe,
    je ne sais pas ce qui provoque en vous cette virulence contre l’entrepreneuriat à impact, mais je vais tenter une réponse posée. Je n’ai pour cela strictement aucune autre qualité que l’étiquette auto-attribuée d’entrepreneur à impact.
    Il est d’abord capital de rappeler que « l’entreprise à impact » n’est qu’un modèle de transition.

    Transition donc, depuis le modèle généralement admis, et glorifié depuis les années 80, tel que vous le présentez parfaitement dans votre exposé, des entreprises dont l’unique et exclusif objectif est de maximiser le rendement financier pour les actionnaires, avec les armées de LBO, de costs-killers et de fonds vautours qui s’ensuivent, et Gordon Gekko super-star.
    Ce n’est pas bien ou mal, c’est ainsi, et cela finance par exemple les retraites des américains, et leur système social tellement différent du nôtre.
    Le monde s’est ému à une époque de ce que l’entreprise Facebook ait vendu les données dont elle disposait à Cambridge Analytica; non seulement il n’y avait strictement rien d’illégal dans cette transaction, mais de plus, si elle l’avait refusée, des managers, jusqu’à M. Zuckerberg, auraient pu être poursuivis en justice par ses actionnaires pour mauvaise gestion, actionnaires qui auraient gagné !
    La comptabilité à cette époque ne valorisait pas la protection de la vie privée.
    C’était juste une externalité négative.
    Quand les usines rejettent du CO2 dans l’atmosphère, ce sont des externalités négatives.
    Quand on déforeste massivement pour développer l’agriculture, ce sont des externalités négatives.
    Heureusement, il y a aussi des externalités positives.
    Les emplois créés, les bénéfices offerts par les produits bien conçus et correctement distribués, les millions d’existences améliorées sont des externalités positives.
    Les santés protégées par Moderna et BioNTech sont des externalités positives, et je suis le premier à m’en réjouir, ayant été vacciné ce matin-même.

    Transition disais-je, vers un modèle où d’autres variables sont intégrées à la valeur de l’entreprise que le simple rapport financier. En plus de, pas à la place de.
    Des modèles où les variables sociales et environnementales sont prises en comptes, pour commencer. On peut en imaginer plein d’autres, mais ces deux-là revêtent un tel caractère d’urgence que certains entrepreneurs ont décidé de prendre les devants, honnêtement, humblement, sincèrement.
    Time for the Planet (https://www.time-planet.com/) est un exemple de cette nouvelle économie, dans laquelle le rendement financier est attendu, corseté dans dans règles strictes, explicitées dans les status, et acceptées par tous les actionnaires (20.000+ personnes -dont moi- qui ont investi collectivement plus de 4M d’euros). De mémoire, pardon pour cette imprécision, nous commencerons à percevoir des dividendes lorsque la température moyenne mondiale aura retrouvé son niveau du début du XXème siècle. D’ici là, Time for the Planet aura créé 100 entreprises rentables financièrement, dont l’impact direct sur l’environnement sera mesurable.
    Lorsque Larry Fink, début 2018, demande aux entreprises dont il est actionnaire de montrer plus clairement comment elles se mettent au service de tous, il n’est pas soudain devenu altruiste. Il a compris, avant beaucoup d’autres, que le Business As Usual des quarante dernières années était derrière lui. Il voit advenir le temps où la valorisation de ses participations sera chahutée par de nouvelles normes comptables, dans lesquelles interviendront d’autres aspects de ce qui est produit par l’entreprise, que l’on nomme aujourd’hui pudiquement externalités.
    Il a compris que l’ordre et la justice sociale commencent dans l’entreprise, et qu’ils garantissent son bon fonctionnement, en même temps que celui de la société, condition nécessaire au bon développement de ses entreprises. Il pressent que les consommateurs s’émeuvent de leur environnement direct et que cela va avoir un impact à court terme sur leurs dépenses. Il sait que les responsables des achats de Target sont aussi des clients chez Macy’s et qu’à un moment donné ils vont faire le lien.

    Ce que les entrepreneurs à impact appellent de leurs voeux, ce sont des mécanismes de mesure, et des mécanismes de comptabilisation.
    Beaucoup d’acteurs se sont engagés sur ce sujet, les choses avancent, doucement certes, mais elles avancent. Les Benefit Corporation et les B-Corp sont nées aux Etats-Unis, et ouvrent une voix à cette nouvelle qualité de mesure. D’autres initiatives existent. On tente des trucs, parce qu’on est comme ça…
    Et ça tombe bien, on est un peu aidés et entendus, on comprend que le sujet intégration des résultats extra-financiers dans la valorisation des résultats des entreprises devrait être l’un des sujets importants de la présidence française de l’UE durant le premier semestre 2022.

    Comme Michael Milken termine sa carrière en ayant un impact majeur dans l’éducation (en y faisant du profit financier), rejoignez ceux qui regardent aujourd’hui depuis demain, et accompagnez ce mouvement, innovez par exemple sur les sujets de comptabilité extra-financière, et rejoignez ceux qui veulent changer le monde, un élément d’impact à la fois.

    Amicalement,
    Georges, fondateur de OpenBubble

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