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Réinventer la fonction marketing

Par Eric Hazan, Senior Partner et directeur chez McKinsey & Company

De toutes les fonctions de l’entreprise, le marketing est sans doute celle qui s’est vue la plus radicalement transformée par les technologies numériques. Bien sûr, toutes ont été renouvelées: certaines comme la DSI, qui était auparavant considérée parfois comme une «fonction support», se sont vues revalorisées et jouent désormais un rôle moteur dans la transformation digitale, en raison de la centralité de la technologie dans ce changement. D’autres, comme les RH ou la Finance, ont été dotées d’outils nouveaux et puissants, quand bien même leur vocation est restée inchangée. Mais le marketing, lui, a vu un changement drastique de ses repères en l’espace d’une décennie.

Dans le même temps, l’organisation des directions marketing est restée quasiment inchangée. Elle reste largement inspirée de principes introduits par Procter & Gamble en 1931. Le plus souvent, une petite cellule «digitale» a été greffée à la direction média ou, pour les groupes de moindre taille, au directeur marketing lui-même. Tandis que la structure par marques ou lignes de produits reste prépondérante.

Un tel modèle apparaît aujourd’hui largement questionné par les changements de paradigmes de la fonction marketing. Bon nombre de directeurs marketing se trouvent ainsi dans l’obligation de réinterroger le rôle de leur fonction, les compétences qu’elle requiert, et son organisation – à la fois interne et intégrée au sein d’un écosystème de partenaires.

De nouveaux paradigmes dans la relation au consommateur

Commençons par évoquer quelques grands changements liés au digital, auxquels font face les directeurs marketing.

Il y a d’abord la prolifération des canaux et des messages. Le consommateur est bombardé de sollicitations en permanence, un phénomène difficile à mesurer (entre 5000 messages par jour selon le cabinet d’étude américain Yankelovich et 15.000 selon KR Media) mais dont chacun de nous perçoit qu’il est bien réel. Corollaire de cela, la concurrence pour quelques précieuses secondes d’attention du consommateur est féroce.

Il y a ensuite le renforcement du pouvoir et des moyens d’action des consommateurs, désormais au centre du jeu – pour le meilleur ou le pire. Le meilleur: ils peuvent contribuer à la création des produits (par exemple Lego Ideas); à travers le «digital labor», ils peuvent offrir une force de travail d’appoint (par exemple, tagger des photos ou géo-localiser des lieux); grâce aux effets de réseau, ils peuvent démultiplier la valeur d’un service; enfin, à la faveur d’un bouche-à-oreille positif, ils peuvent devenir des ambassadeurs pour la marque. Pour le pire: en générant un «bad buzz»,ils sont susceptibles de détruire en quelques heures des années d’investissement marketing (plusieurs cas retentissants dans l’actualité récente en attestent).

Mentionnons aussi la personnalisation. Celle-ci a longtemps été une promesse chimérique: ce qu’on appelait «personnalisation» était essentiellement une segmentation un peu plus fine. Mais les outils disponibles aujourd’hui permettent d’envisager une concrétisation de l’idéal des marketeurs, le «segment of one». On peut non seulement émettre des messages adaptés à un client en fonction de ses attributs (sexe, âge, centre d’intérêt, etc.), mais aussi enregistrer en retour ses réactions (il a lu l’e-mail, a cliqué sur le lien, visité telle page, effectué telle action, etc.). Et dès lors, on peut customiser l’approche pour qu’elle soit la plus efficace avec un client en particulier: ajuster la fréquence d’envoi, le contenu, les offres, etc. L’intelligence artificielle et l’algorithmique avancée («machine learning» et «deep learning») qui y est associée vont encore accélérer cette tendance.

Pour finir, il faut reconnaître que la distinction «monde réel»/univers digital n’a pratiquement plus aucun sens – du point de vue du client. Le parcours de décision du consommateur s’est complexifié et, que la transaction finale s’effectue ou non en ligne, les plateformes digitales exercent aujourd’hui une influence considérable sur le consommateur. Dans son cycle d’achat, ce dernier reçoit et émet des messages: il entendra parler pour la première fois d’un produit sur le blog d’un influenceur, se renseignera et le prendra en main dans un magasin, avant de comparer son prix et de le commander en ligne, de le retirer en magasin, puis de le recommander à ses amis via un réseau social… Il y a trois ans, une étude avait été menée sur le consommateur à l’ère numérique (iConsumer survey). Cette enquête avait montré que 45 % des consommateurs français vérifiaient en ligne la disponibilité des produits avant de les acheter en magasin, que 35 % achetaient en ligne et récupéraient leurs achats en boutique, que 30 % sollicitaient le SAV via les réseaux sociaux, etc. «Real life» et «second life» ont bel et bien commencé à fusionner, et le mouvement ira en s’accélérant avec les technologies de réalité mixte et l’Internet des objets.

Un nouveau métier…

Ces mutations changent radicalement le contenu du métier de directeur marketing, avec une composante technologique renforcée. On n’est plus seulement dans l’analyse d’un «marché» et l’élaboration d’un marketing mix adapté à celui-ci. Le directeur marketing a une nouvelle vocation, plus large: générer de la croissance pour l’entreprise en optimisant les «trois D»: data, décisions, distribution des contenus.

Le problème de la croissance – objectif cardinal du directeur marketing dans la plupart des cas, implicitement doublé d’un objectif de rentabilité – c’est qu’elle est devenue un «casse-tête» sur la plupart des marchés matures. L’innovation sur les produits et les services est une clé. Mais au-delà, seule peut l’assurer, sur ces marchés, une compréhension de plus en plus fine de la segmentation des clients – compréhension réactualisée et perfectionnée en permanence et en temps réel grâce aux «3D».

Tout d’abord, pour la data, l’enjeu consiste à dépasser les outils de CRM traditionnels – qui sont des bases de données relationnelles n’exploitant qu’un nombre restreint de données sur le client et par ailleurs souvent organisés en silos entre les différentes divisions ou fonctions d’une entreprise. L’objectif est d’arriver à des «CDP», des customer data platforms, beaucoup plus flexibles, capables de recueillir aussi bien des traces que des données, tant structurées que non-structurées, et surtout, ouvertes sur l’extérieur. Ainsi, des données issues de tierces parties ou publiques peuvent également être utilisées. Ici, la mission du CMO (Chief Marketing Officer) est d’identifier et de « sourcer » la donnée client utile.

Pour les décisions, il s’agit d’accroître le ROI des dépenses marketing en se fondant, on l’a dit, non plus seulement sur une approche par segment, mais par individu. En effet, grâce au profil détaillé de chaque client, on peut décider quel message lui adresser ou quel produit lui proposer à chaque étape du parcours de décision qu’il suit. Les outils d’analyse avancée permettent non seulement d’identifier des corrélations («le client a regardé tel produit, il est susceptible de s’intéresser à tel autre») mais aussi de prédire ses comportements et de tester différentes approches pour identifier la plus efficace. Ici, le rôle du CMO est d’optimiser la qualité des décisions, en s’appuyant sur des outils d’analyse, pour modéliser les parcours client et définir les règles.

Quant à la distribution du contenu, enfin, elle implique des plateformes programmatiques qui décident, en temps réel, quels espaces publicitaires vont être achetés et quels messages vont être adressés à l’internaute. C’est donc un outil d’automatisation, mais qu’il convient de calibrer en permanence – c’est là qu’intervient le CMO, outre le choix initial de la plateforme bien sûr.

… qui exige de nouvelles compétences et un nouveau modèle opérationnel

Pour s’acquitter de son nouveau rôle, dans bien des cas le directeur marketing sera amené à renouveler la palette de ses compétences et celle de ses équipes.

Il lui faudra tout d’abord être «lettré» dans un grand nombre de disciplines techniques (c’est-à-dire pas forcément spécialiste, mais capable de dialoguer avec des spécialistes): systèmes d’information, statistiques, data, intelligence artificielle et machine learning, design et UX, plateformes media en ligne, etc. Cette culture lui sera indispensable pour dialoguer efficacement avec la DSI et les prestataires techniques.

Il lui faudra ensuite maîtriser les méthodes agiles. L’ère du marketing inscrit uniquement dans un temps long est révolue: plusieurs années pour les cycles produits, plusieurs semestres pour les cycles budgétaires, plusieurs mois pour les campagnes publicitaires. Le marketing stratégique ne disparaît pas mais il est complété par un marketing «agile». On est entré dans un marketing itératif, où une idée doit pouvoir être testée en l’espace de quelques semaines, voire quelques jours. Un certain nombre d’annonceurs tentent aujourd’hui d’appliquer les méthodes agiles à leur modèle opérationnel. Ils se dotent de «war rooms» où des équipes réduites, pluridisciplinaires (data analysts, développeurs, spécialistes médias, chefs de produits) expérimentent des approches et les déploient rapidement.

… ainsi qu’un nouvel écosystème de partenaires

Le directeur marketing s’appuyait auparavant surtout sur trois types de partenaires: une agence créative, une agence média, et pour certains d’entre eux, une agence «lead» chargée de sélectionner des prestataires afin d’exécuter des opérations marketing spécifiques, comme un événement pour lancer un produit, du «street marketing», etc. S’ils décident souvent de conserver les mêmes partenaires, les directeurs marketing opèrent désormais de plus en plus un pilotage de ces agences par l’impact – et pour cela aussi s’appuient sur la technologie et les données, qui permettent une mesure de plus en plus précise de la valeur créée à travers chaque opération marketing. Ce sont donc les critères d’efficacité et d’impact qui déterminent le choix d’un canal plutôt que d’un autre.

Il est en outre probable que le directeur marketing doive s’adjoindre d’autres expertises pointues, pour l’aider à gérer la complexité technique et le rythme d’innovation rapide. Les acteurs qui croissent le plus vite dans l’univers de la publicité et des technologies marketing sont ceux qui combinent créativité, data et technologie. Or gérer ce nouvel écosystème peut s’apparenter à la quadrature du cercle pour le CMO et exiger un accompagnement externe pour en maîtriser les diverses dimensions, lui sera probablement nécessaire.

Enfin, les directeurs marketing ont plus que jamais besoin d’un conseil en marketing stratégique – mais ce conseil doit être «holistique» et s’appuyer aujourd’hui sur une compréhension analytique très fine du client final. Dans ce cas, ses partenaires vont, de plus en plus, se positionner comme «fournisseur de croissance», avec un mode de rémunération adapté.

Au final, les marques vivent aujourd’hui au travers d’une expérience client ininterrompue, continue, à la fois «connectée» et «déconnectée». Gérer cette multitude de points de contacts et nourrir la relation client au long cours, en s’appuyant sur les données, constitue finalement la nouvelle mission du directeur marketing dans une économie «connectée».

Le contributeur:

Eric Hazan est Senior Partner et directeur chez McKinsey & Company.

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