Ces domaines sont fort nombreux et peuvent, sous certaines conditions, permettre la pleine occupation, sinon le plein emploi, de la population déplacée par l’automatisation. Listons les plus évidents : l’alimentation (dans sa phase « finale » de service à la personne, de la cuisine au restaurant), l’habillement, l’aménagement des habitations, la médecine, le bien-être, l’éducation et la culture, la distraction, l’art, etc. Pour la plupart de ces domaines, le 20esiècle a été un siècle d’industrialisation et d’orientation vers les produits. L’économie quaternaire remet le client au centre de l’expérience et s’intéresse plus au service reçu et perçu qu’aux produits sous-jacents. C’est cette remise au centre de l’interaction entre l’utilisateur et le fournisseur qui permet de « réinventer » des métiers de services à la personne. Cette analyse est partagée par Erik Brynjolfson et Andrew McAffee qui écrivent: « Results like these indicate that cooks, gardeners, repairmen, carpenters, dentists, and home health aides are not about to be replaced by machines in the short term ».
Je reviens ici sur une idée profonde d'Avi Reichental – dont j’ai déjà recommandé l’exposé TED – : La production de masse est une parenthèse historique, et nous allons pouvoir revenir au confort du sur-mesure dans de nombreux domaines grâce aux progrès de la technologie, en particulier l’impression 3D. Avi Reichental illustre cette idée sur le principe d’une chaussure qui combine l’impression 3D d’une semelle uniquement adaptée à la bio-morphologie de l’utilisateur avec l’assemblage/fabrication locale. La personnalisation de masse est due à la fois au progrès technologique (numérisation de la conception, impression 3D, automatisation de l’assemblage, …) qui fait émerger des plateformes mise à disposition du plus grand nombre, et le besoin de retrouver une expérience sociale de proximité. Il n’y a donc pas que l’approche technologique : un certain nombre de métiers d’artisanat d’art pourraient redevenir pertinents.
Cette personnalisation des services à la personne est donc une double conséquence du progrès technologique : à la fois parce que le monde numérique facilite la personnalisation (dimension technique) mais aussi parce que la transformation due à l’automatisation (première partie) va rendre les services personnalisés d’interaction à la fois nécessaires et accessibles (nous reviendrons sur la dimension économique dans la dernière partie). Si l’on applique cette idée de la personnalisation de masse à l’ensemble des domaines de services de la section précédente, on voit émerger ce qu’on pourrait qualifier de démocratisation de « privilèges aristocratiques du 19e siècle ». Non seulement l’accès aux vêtements, aux meubles sur mesure pourrait redevenir courant (ce qui était le cas il y a un siècle), mais les services d’un cuisinier, d’un tuteur, d’un coiffeur ou d’un masseur à domicile pourraient se démocratiser. De façon plus spectaculaire, la contribution d’un revenu universel pourrait permettre de rendre les métiers et les œuvres d’art accessible à (presque) tous. Dans un système économique qui permet à chacun de disposer d’un premier niveau de revenu garanti, il est possible à un beaucoup plus grand nombre d’artistes amateurs de vivre de leur art, et donc de permettre de la sorte à des citoyens ordinaires d’avoir le plaisir de posséder un tableau – par exemple – unique.
Les défis de la transition : accompagner le choc d’un changement de civilisation
La menace des robots de compagnie anthropomorphes
L’essor de la robotique au Japon montre que l’interaction émotionnelle avec des humains n’est pas un champ exclu aux robots. En fait ce domaine n’est pas particulièrement complexe, il n’est pas très difficile de donner des émotions aux robots et aux programmes – c’est un champ de recherche et d’expérimentation en plein essor – et il est encore moins difficile d’apprendre aux programmes à « lire nos émotions ». Comprendre nos émotions à partir d’un signal sonore (notre voix) ou visuel (la vidéo de notre visage) est un exemple type de problème de reconnaissance que nous avons évoqué dans la première partie, avec des réponses claires et des milliards d’exemple. Ce n’est pas une surprise de constater que le deep learning donne déjà d’excellent résultats, que chacun peut tester grâce à des API ouvertes (ou en téléchargeant « Moodies » sur son smartphone). Pire encore, il est très facile de tromper nos neurones miroirs avec des têtes artificielles qui s’adaptent à nos expressions faciales. J’en ai fait l’expérience surréaliste avec une tête artificielle fort simple il y a déjà 10 ans dans un laboratoire IBM. Pour résumer, il ne faut pas considérer que le domaine « emploi d’interaction » est hors de portée des progrès de l’automatisation.
En revanche, il y a un enjeu majeur de société car l’automatisation de l’interaction n’est pas un progrès en soi. Contrairement à la production et aux transactions, les gains en vitesse et précision qui sont souvent les objectifs de l’automatisation ne sont pas des enjeux majeurs. Il y a donc plus de liberté pour faire de l’automatisation un choix de société. L’enjeu est tout simplement d’accompagner une transformation plus harmonieuse vers l’iconomie en conservant pour de nombreuses décennies la primauté de l’humain dans les métiers de l’interaction. Si la société laisse le domaine de l’interaction être envahi par la robotisation, nous allons au-devant d’une véritable crise. Laissés à la loi du marché et du possible technologique, ces robots vont apparaitre et nous obtiendrons dans le meilleur des cas une société à deux vitesses et une
multitude d’exclus. Dans le pire des cas, les tensions sociales seront insupportables et cela nous conduira à la guerre civile. Le Japon est un cas particulier car il y a un fort déficit démographique à cause du vieillissement de la population, mais de façon générale et simplifiée, il faut réserver les métiers d’interaction aux humains déplacés des fonctions de production et de transaction.
De fait, étant plutôt optimiste de nature, je pense que les pays démocratiques se protégeront en réglementant l’utilisation de robots humanoïdes. Cette réglementation n’est pas forcément une simple interdiction, cela peut être une forme de taxation qui permet à l’humain de rester compétitif par rapport à la machine. Il y a probablement un équilibre entre une pression sociale de conserver des humains dans ces emplois – et on peut s’attendre à des réactions violentes face aux robots s’ils sont introduits dans des « customer-facing jobs » dans une société en crise du travail –, une fiscalité du travail qui reconnait l’interaction et la substitution de la machine par l’homme, et la réduction du coût du travail humain au moyen du revenu universel sur lequel je reviens dans la section suivante. Ce scénario de contrôle de l’utilisation de robots humanoïdes n’est ni simple ni tranquille, la protection qui sera réclamée par la population face à l’automatisation des fonctions de production et de transaction peut prendre des formes de protestations régressives, allant jusqu’à des surprises importantes lors d’élections J Au risque de me répéter, vouloir freiner les robots humanoïdes n’est pas un jugement technologique (le développement de ce type de robots est non seulement possible, il est inévitable), ni moral (il n’y a rien de répréhensible en soi à vouloir créer des machines avec lesquelles il est plus facile de communiquer car elles nous ressemblent) mais systémique. Il ne s’agit que d’un réglage de vitesse de flux, au sein d’un écosystème avec des activités qui disparaissent et apparaissent, mais qui me semble essentiel. Il faut se donner le temps sur plusieurs générations pour absorber les transformations que la technologie va rendre possible. Notons également qu’il est quasi-impossible de lutter contre l’automatisation des fonctions de production et de transaction dans une économie mondialisée (il y aura toujours un acteur quelque part pour tirer le meilleur parti économique de la technologie), tandis que l’activité d’interaction n’est pas dé-localisable par définition et reste donc sous la juridiction économique des états.
Un revenu universel pour permettre à chacun d’exister
Le revenu universel – ou revenu de base, en suivant l’expression anglaise «
Universal Basic Income » – apparait naturellement comme solution pour faciliter la transition vers l’iconomie. Un des spécialistes mondiaux du sujet,
Guy Standing, a introduit le revenu universel pour éviter le «
précariat » qui est précisément la condition des homme déclassés dans une société qui n’a plus besoin de leur activité : « [
precariat]
specifically, is the condition of lack of job security, including intermittent employment or underemployment and the resultant precarious existence ». Le revenu universel consiste à garantir à chacun un niveau minimum de ressources, sans conditions, pour permettre à tous de vivre dignement. Il est souvent présenté, comme par exemple par
Gaspard Koenig qui est un des spécialistes français, comme un «
nouveau droit de l’homme ». Je vous renvoie au site « Génération libre » pour plus de détails sur
LIBER. Le sujet du revenu universel s’est d’ailleurs invité fort logiquement dans la campagne politique, avec des prises de positions
de Bruno Hamon et de Nathalie Kosciusko-Morizet, ainsi que
de notre premier ministre. En suivant les pas de Guy Standing, ces femmes et hommes politiques constatent l’éclatement du marché du travail – sur lequel nous reviendrons dans la prochaine section-, la désindustrialisation et la création de laissés pour compte par une vague d’automatisation qui ne fait que s’amplifier. Le revenu universel est donc un premier réflexe de protection par la solidarité, ainsi, dans le cas de la France, une remise à plat d’un système de protection sociale complexe qui contient déjà les germes d’un revenu universel de base.
D’un point de vue systémique, l’objectif du revenu universel n’est pas de permettre
l’oisiveté pour tous, mais de déplacer les contraintes de rentabilité des activités humaines. Très logiquement, c’est une façon de redonner au travail humain un peu de compétitivité vis-à-vis de celui de la machine. Il est donc logique de penser au revenu universel pour lutter contre les effets indésirables d’une automatisation trop rapide. De fait, l’objectif du revenu universel est de déplacer « une barrière de potentiel » pour permettre au plus grand nombre d’accéder et de
réussir dans un statut d’entrepreneur.
Cette idée de « barrière de potentiel » est une métaphore qui illustre le fait qu’il existe des multiples opportunités de travail – en particulier dans les services à la personne pour tous – mais nous n’avons pas tous le talent d’en faire une activité rentable économiquement. Le revenu universel « déplace la barrière de potentiel » dans le sens où il permet à un plus grand nombre d’autoentrepreneurs de produire un complément de revenu à partir de leurs talents, à la fois en diminuant la prise de risque et le volume d’affaire à générer pour que l’autoentreprise soit viable. Cette position qui voit le revenu universel non pas comme une nouvelle forme d’assistance mais comme un démultiplicateur est l’objet de nombreux
débats voire de nombreuses
critiques. Je reste cependant convaincu qu’il y a une véritable adéquation avec le concept de la distribution « multi-échelle » (ou de «
power law ») des talents et des opportunités, évoqué dans la deuxième partie. Autrement dit, pour que le « gisement des services à la personne » représente un « bassin d’activité suffisamment vaste » pour offrir du travail à la majorité des citoyens, il faut un modèle économique qui permette de vivre dès que le service fonctionne sur une micro-communauté, ce qui est rendu possible par le revenu de base universel. Je conjecture que la structure cible des services à la personne dans une iconomie de pleine activité est une structure de petits mondes au sens de Duncan Watts (ce qui nous renvoie à des billets
très anciens de ce blog).
En effet, il ne s’agit pas d’assurer « simplement » à chacun un revenu de base, mais véritablement une opportunité de «
Universal Inclusive Contribution » – pour faire le parallèle avec le concept original de «
Universal Basic Income » : permettre à chacun de contribuer à la collectivité, de trouver sa « place » par un travail qui contribue à la société, ce que permet le modèle fractal des services d’interaction. Autrement dit, le revenu universel doit être l’opposé de l’assignement à résidence dont parle Emmanuel Macron, sans être non plus un travail « bénévole forcé ». Lors de mon intervention du 12 Octobre, je me suis permis d’utiliser l’image du statut «
d’intermittent du spectacle » pour tous J Le débat en France autour de ce statut fait que cet emprunt n’est probablement pas judicieux, mais il y pourtant dans ce statut de nombreux points positifs puisqu’il joue précisément, avec succès,
un rôle incitatif en fournissant un complément de revenu. Ce statut permet d’avoir une population active employées dans les métiers du spectacle qui est nettement supérieure à ce que la loi du marché produirait (une autre forme de « déplacement de barrière de potentiel »). Il y a aujourd’hui environ
un million d’auto-entrepreneurs, il faut créer les conditions pour une augmentation de presque un ordre de grandeur. Je n’ai pas de « boule de cristal », mais il me semble clair que la répartition des statuts entre employés, « freelance » (cf. la section suivante) et autoentrepreneurs va devenir beaucoup plus équilibrée en 2030 qu’elle ne l’est aujourd’hui.
Fin de l’emploi, vive le travail ! Un nouveau contrat social
La diminution des emplois salariés a déjà commencé. J’emprunte le titre de cette dernière section au livre de
Bernard Stiegler. L’exemple du « cuisinier à domicile » permet de comprendre ce concept un peu théorique de « talent multi-échelle ». Le cuisinier médiocre est condamné à ne faire souffrir que ses proches de son absence de talents, mais celui qui a un petit talent peut l’exercer dans son voisinage proche (par exemple son immeuble) comme un service de proximité – pour dépanner. L’échelle suivante, d’autoentrepreneur non rentable est de procurer ses services dans son quartier. Plus le domaine grandit, plus on se rapproche d’un véritable statut d’artisan-entrepreneur. Un talent reconnu à l’échelle d’une ville permet de créer une entreprise traditionnelle, et on passe ensuite dans le domaine du professionnel reconnu. Compte-tenu du niveau de vie des Français, il y a peu d’emplois de cuisinier à domicile – même si l’on introduit des plateformes d’intermédiation de type
Uber – mais si l’on regarde les opportunités créées par les vies complexes des salariés, il y a beaucoup de travail. C’est l’enjeu du modèle « intermittent du service à la personne ».
S’il est possible de fournir un travail pour tous, il semble en revanche probable que le modèle économique que je viens d’esquisser s’accompagne d’une décroissance des emplois, ce qui est la thèse du livre de Stiegler. Thierry Breton lors de son intervention pendant le même séminaire du 12 Octobre nous a parlé de la «
Gig economy ». Le président d’ATOS constate qu’un nombre croissant des jeunes recrutés ne souhaitent plus un emploi salarié et préfère la liberté d’un mode « freelance ». Pendant la semaine à la
Singularity University, j’ai entendu le même message : le « freelance » représente déjà 35% de la force de travail en 2015 et les spécialistes prévoient 50% en 2020. Cette transformation illustre la complexité et la richesse des entreprises qui combinent la force des « liens forts » – des noyaux de permanents unis par les valeurs de la marque – et des « liens faibles » – l’appel à la richesse encore plus grande des talents extérieurs à l’entreprise. J’utilise ici bien évidemment l’appellation de liens forts et faible en référence à la
sociologie, un emprunt que j’ai fait de
nombreuses fois.
Il ne faut pas se crisper sur cette dualité des statuts : elle correspond à des aspirations différentes pour ceux qui travaille et à un besoin des nouvelles formes d’entreprises. Dans le best-seller «
Exponential Organizations », les auteurs décrivent l’organisation idéale, celle qui permet de s’adapter aux flux continu du changement exponentiel des technologies, avec des modes de travail qui reflètent une partie des idées exprimées ici.
Nathaniel Calhoun a reconnu pendant cette semaine à la
Singularity University que ce nouveau mode d’organisation crée une contrainte sur les employés: «
Exponential Organizations worsens the fate of labor ». Les auteurs de «
Exponential Organizations » proposent l’acronyme SCALE qui signifie : "
Staff" à la demande, Communautés, Algorithmes, effet de Levier sur les ressources et Engagement. IDEAS reflète les principes fondateurs : Interfaces (pour attirer les contributions externes),
Dashboards (pour décider à partir des mesures), Expérimentation, Autonomie et Social (Enterprise 2.0). Ces nouveaux modes d’organisation sont des leviers d’adaptabilité et de flexibilité, mais je rejoins Luc Ferry lorsqu’il souligne le besoin de régulation à cause de la brutalité du capitalisme à l’œuvre dans la révolution digitale (depuis les conditions
Uber/Amazon jusqu’aux politiques d’évasion fiscale des GAFAs).
Pour conclure, il convient de souligner que ce nouveau mode de vie, en dehors du statut « traditionnel » de salarié, peut être aspirationnel. Le travail de cuisinier à domicile est un travail noble, qui demande un goût de l’interaction avec les personnes en permettant de nourrir sa passion pour l’art culinaire. En revanche, une telle transformation de la société et de la culture représente un défi formidable qu’il faut accompagner. La réalisation de soi à travers une position salariée dans une entreprise, même si elle est récente dans l’histoire de l’humanité, a suffisamment marqué les dernières générations pour que l’adoption d’un modèle différent soit une révolution. Il y a de multiples éléments favorables. Comme l’a souligné Joël de Rosnay, les jeunes portent un regard différent que celui de leurs aînés sur le travail. Ils sont volontiers des «
slashers », à la recherche de la passion et des interactions dans leurs activités professionnelles. Ils sont plus à la recherche de projets qui se renouvellent fréquemment (ce qui nourrit la «
gig economy ») et vivent plus confortablement que les générations précédentes l’intrication entre la vie personnelle et la vie professionnelle. Néanmoins, à l’échelle de la société, cette évolution doit être accompagnée par la formation et l’éducation. Je termine en vous renvoyant à Michel Volle que j’avais déjà cité dans mon
billet précédent : cette nouvelle économie des microentreprises et des services à la personne nécessite une revalorisation des compétences gestuelles et relationnelles.
Yves Caseau est le chef de l'Agence numérique du Groupe AXA. L'Agence numérique, en ligne avec la stratégie numérique d'AXA, développe des produits et services numériques pour les entités du Groupe, avec un accent sur les applications mobiles et les objets connectés, une innovation favorise centrée sur le client suivant les Lean Startup principes.
Lire aussi: Relire et revoir la semaine spéciale emploi dans le numérique
L’intérêt de la science-fiction, c’est qu’elle permet de réfléchir différemment, et sur le sujet, ça vaut peut-être le coup d’y aller voir, comme le font certains philosophes pour travailler la question à nouveaux frais : http://www.nonfiction.fr/article-8108-serie__imaginer_la_fin_du_travail_au_dela_de__trepalium_.htm
Merci Yves pour cette contribution précieuse !
si vous cherchez une phrase qui vous permet de douter du sérieux de ce qui est raconté dans ce post ce passage suffit « le « freelance » représente déjà 35% de la force de travail en 2015 et les spécialistes prévoient 50% en 2020 »
Article fort intéressant, mais insupportable à lire avec le mélange anglais/français.
L’auteur veut vraiment nous montrer qu’il connaît l’anglais !!!!
Je vous rejoins
Ce déformement de notre culture ,qui oublie,que l’Anglais peut ce traduire en Français .
Sans doute une petite volonté de paraître .
Dommage , l,analyse est fort intéressant