[DECODE] La grande distribution française et les GAFA, un pacte avec le diable ?
1 Français sur 3 a été client d’Amazon en 2018
Selon Kantar, 21,2 millions de Français ont effectué au moins un achat sur la marketplace du géant américain l’an passé. Avec un chiffre d’affaires de 6,6 milliards d’euros en 2018, Amazon domine largement le marché e-commerce en France avec 17,3% de parts de marché, loin devant Cdiscount (7%). L’an passé, la filiale du groupe Casino a enregistré 1,9 milliard d’euros de revenus. La France pèse 11,5% de l’activité d’Amazon à l’international (57,3 milliards d’euros en 2018).
- 85% des consommateurs français achètent désormais en ligne, soit 37,5 millions de personnes, selon la Fevad.
- Casino a ouvert les portes de la distribution française à Amazon en mars 2018 avec un partenariat Monoprix-Amazon Prime Now. Dans ce cadre, Monoprix a accepté de déléguer sa supply chain à Amazon. Rallye, la maison-mère de Casino, affichait fin 2018 un endettement critique de 2,9 milliards d’euros.
- Carrefour a débloqué 2,8 milliards d’euros d’investissements sur 5 ans dans le digital dans le cadre de son plan de transformation Carrefour 2022.
- Carrefour a noué un partenariat avec Google en juin 2018 pour se doter d’un environnement numérique performant. Le distributeur français permet ainsi à la filiale d’Alphabet d’accéder à l’ensemble des spécificités qui régissent le fonctionnement du groupe, au risque de dévoiler des détails stratégiques pouvant donner des idées aux GAFA pour tirer profit d’une telle situation.
- Amazon prévoit d’ouvrir jusqu’à 3 000 magasins sans caisse Amazon Go d’ici 2021. Pour l’heure déployé aux États-Unis, ce concept d’épicerie high-tech pourrait avoir des effets dévastateurs sur les surfaces de vente détenues par les distributeurs français.
Qu’il semble loin le temps du gigantisme des années 80-90 dans les hypermarchés… L’heure est désormais aux magasins de proximité et à l’e-commerce. Le numérique et les nouvelles formes de consommation qui en ont découlé ont totalement rebattu les cartes du marché et les géants de la grande distribution française en ont payé les pots cassés. Fermetures de sites chez Auchan, réduction des effectifs chez Carrefour ou encore cession des magasins ou des murs chez Casino… Les temps sont durs pour les acteurs du secteur qui tentent de se réinventer.
Pour y parvenir, chacun, à sa manière, a entamé sa transformation digitale, mais bien trop tard pour contrer l’ascension de l’ogre qui fait peur à tout le monde, à savoir Amazon, la pieuvre de Seattle qui ne cesse de gagner du terrain à travers le monde, aussi bien en ligne que dans le commerce physique. Au cours de ces dernières années, le groupe américain a ainsi multiplié les opérations pour effectuer une percée d’envergure dans le retail, et notamment dans la grande distribution au détriment d’acteurs comme Walmart aux États-Unis ou de Carrefour, Casino, Leclerc et Auchan en France.
Whole Foods Market, le coup de massue d’Amazon
Lorgnant sur le secteur de la distribution alimentaire, la firme de Jeff Bezos avait frappé un grand coup en 2017 en s’offrant la chaîne de supermarchés Whole Foods Market pour 13,7 milliards de dollars, soit la plus grosse acquisition de l’histoire d’Amazon. Depuis cette opération, Amazon a intensifié ses efforts sur le marché de l’épicerie et de la livraison, renforçant ainsi les craintes des distributeurs déjà bousculés depuis quelques années par le poids croissant de l’e-commerce.
En effet, 85% des consommateurs français achètent désormais en ligne, soit 37,5 millions de personnes, selon la Fevad. En 2018, le marché du commerce en ligne pesait ainsi 81,7 milliards d’euros, en progression de 14,3% depuis 2016. Et le marché est dominé par un géant étranger qui n’est autre qu’Amazon, très loin devant des plateformes françaises comme Cdiscount et la Fnac qui complètent le podium du secteur dans l’Hexagone.
Dans ce contexte, la lutte s’organise. Et si des acteurs comme Monoprix, filiale du groupe Casino, ont choisi de s’allier à Amazon, au risque de renforcer le leadership de la firme américaine, d’autres distributeurs, à l’image de Carrefour, se tournent vers un autre GAFA, en l’occurence Google, qui entend bien profiter des peurs soulevées par Amazon pour s’ériger en alternative préférable. Mais s’allier avec ces géants américains ne revient-il pas finalement à se jeter dans la gueule du loup ? «Le diable s’habille en GAFA», a d’ailleurs écrit Jacques Séguéla…
Pour autant, l’équation n’est pas simple à résoudre pour les géants de la grande distribution française. Ces derniers doivent en effet composer avec une concurrence nouvelle, celle des sites e-commerce, qui n’a cessé de s’accroître lors de la dernière décennie, et des consommateurs de plus en plus insaisissables qu’il est devenu difficile de fidéliser. Le mouvement est amplifié par la nouvelle génération d’acheteurs, à savoir les Millennials, qui fixent leurs propres règles de consommation, mais aussi les services comme Netflix, Spotify et Deliveroo qui permettent au consommateur d’obtenir ce qu’il veut immédiatement.
Les 3 erreurs des enseignes françaises
Et pendant qu’Amazon connaissait un envol spectaculaire et que le comportement d’achat des consommateurs évoluait, les géants de la grande distribution française se livraient à une guerre intense pour tirer les prix vers le bas. Si une telle approche semblait aller dans le sens des consommateurs en quête de pouvoir d’achat, les enseignes tricolores se sont heurtées à une triple problématique.
Là où un hypermarché propose plusieurs milliers de références en rayon, Amazon en propose plusieurs centaines de millions sur sa plateforme, sans compter que la firme américaine mène la vie dure aux fournisseurs pour baisser toujours un peu plus le prix des produits commercialisés sur son site e-commerce. De plus, Amazon a fait de la livraison express l’un de ses principaux atouts, prenant de court Carrefour, Casino, Leclerc et consorts, qui ont alors tenté de répliquer en lançant des offres de livraison et de drive… mais le mal était déjà fait.
Dernier élément, et pas des moindres, les mastodontes historiques français ont misé sur des grandes surfaces au format impersonnel où le volume est roi pour élargir les marges et ainsi maximiser les bénéfices. Or si le volume a fait ses preuves durant plusieurs décennies, faute d’alternative tangible, le numérique a changé la donne et les sites e-commerce se sont engouffrés dans la brèche en proposant une expérience personnalisée et omnicanal aux consommateurs, qui tranche avec la stratégie du volume ne correspondant pas à leurs attentes.
Le temps d’analyser l’impact du commerce en ligne sur leurs performances et de mettre en place les actions adéquates pour faire face aux nouveaux acteurs qui ont été engendrés par le numérique, les géants de la grande distribution française se retrouvent désormais dos au mur. Et si la fermeture ou la vente de magasins ainsi que la suppression d’emplois ne suffisent pas, le salut de la grande distribution française peut-il venir de la mise en place de partenariats avec des acteurs d’envergure ? C’est l’avis des forces en présence, dont la plupart sont allées chercher du soutien aux États-Unis. Pour le meilleur… ou le pire ?
Monoprix, porte d’entrée d’Amazon dans la grande distribution française
En mars 2018, Monoprix, filiale du groupe Casino, a ainsi noué un partenariat avec Amazon pour faire livrer ses produits en deux heures en région parisienne grâce à la force d’exécution du service de livraison express Amazon Prime Now. Si une telle alliance a permis à Monoprix d’accélérer sa transformation digitale pour contrer la concurrence, elle a surtout ouvert en grand les portes de la grande distribution française à Amazon en permettant à l’ogre de Seattle de disposer d’une offre alimentaire complète. Et ce quelques mois à peine après avoir mis la main sur Whole Foods Market pour près de 14 milliards de dollars, soit l’équivalent de la capitalisation boursière actuelle de Carrefour et quasiment quatre fois celle de Casino. «Contrairement à ce que l’on pourrait penser, pour nous, ce partenariat représente l’acquisition de clients. Il y a très peu de cannibalisation. Et dans 8 paniers sur 10, il y a des produits Monoprix», se félicitait en mars dernier Régis Schultz, le patron de Monoprix, qui a laissé sa place cet été à Jean-Paul Mochet, grand artisan de la modernisation des magasins Franprix. A noter que Monoprix et Franprix sont actuellement les deux enseignes les plus rentables du groupe Casino en France, d’où l’intérêt de doper leur attractivité pour résister à la concurrence.
La collaboration avec Amazon a semble-t-il largement convaincu le distributeur français puisque ce dernier a décidé en début d’année de renforcer son alliance avec le mastodonte américain. Le partenariat noué entre les deux groupes ne se limitera plus à la livraison express via Amazon Prime Now en région parisienne. Non seulement la livraison de produits Monoprix avec le service de la plateforme américaine va être étendue à de nouvelles grandes villes françaises, mais en plus, des casiers «Amazon Locker», qui permettent aux clients d’Amazon de retirer les colis commandés en ligne, vont être installés dans un millier de magasins du groupe Casino d’ici la fin de l’année. Neuf enseignes sont concernées, dont Monoprix, Géant, Hyper Casino, Leader Price ou encore Spar, mais pas Franprix.
Après leur apparition dans les gares françaises, l’arrivée des «Amazon Lockers» dans les magasins du groupe Casino permet à la firme américaine de s’imposer un peu plus sur le terrain des distributeurs traditionnels. Car si ces casiers ne permettent que de récupérer des colis, Amazon nourrit cependant des ambitions bien plus fortes dans le commerce physique. Preuve en est, le géant américain n’a cessé d’étendre son parc de points de vente physiques aux États-Unis au cours de ces dernières années. L’entreprise mise essentiellement sur ses librairies «Amazon Books», ses boutiques «4 étoiles», dans lesquelles sont vendus les produits les mieux notés sur le site e-commerce, et ses magasins sans caisse «Amazon Go» pour s’imposer au-delà de l’espace virtuel, et ce au détriment des commerces de proximité et des enseignes de grande distribution.
3 000 magasins Amazon Go d’ici 2021
De plus en plus offensif dans le commerce physique, le mastodonte américain prévoit d’ouvrir jusqu’à 3 000 magasins sans caisse Amazon Go d’ici 2021. Dévoilé pour la première fois en 2016 à Seattle, où se trouve le siège du groupe, Amazon Go est un concept d’épicerie high-tech où le client n’a plus besoin de passer à la caisse pour payer. Des caméras et des capteurs se chargent de comptabiliser les produits embarqués par le consommateur avant d’automatiquement débiter le client sur son compte Amazon.
Selon les estimations de RBC Capital Markets, la chaîne de magasins sans caisse Amazon Go pourrait générer 4,5 milliards de dollars de revenus par an d’ici 2021. A cet horizon, chaque magasin Amazon Go générerait en moyenne 1,5 million de dollars de chiffre d’affaires par an, à raison d’un panier moyen d’environ 10 dollars par client lors de chaque visite. Si ces chiffres se vérifient dans les prochaines années, un magasin sans caisse d’Amazon générera alors en moyenne 50% de chiffre d’affaires en plus qu’une supérette classique. Toutefois, le déploiement de 3 000 magasins Amazon Go pourrait coûter jusqu’à 3 milliards de dollars à la firme américaine, d’après les analystes de Morgan Stanley.
Pour l’anecdote, en 2016, à la suite de la présentation d’Amazon Go, Monoprix avait publié une vidéo parodique, estimant que l’essentiel de l’expérience client proposée par Amazon existait déjà au sein de ses magasins. En somme, qu’Amazon ne proposait rien de nouveau. Depuis, la chaîne de «city-marchés» du groupe Casino a visiblement changé son fusil d’épaule.
Les concept-stores de Walmart et Casino, ripostes de la grande distribution
Avant même que les magasins sans caisse d’Amazon ne fleurissent un peu partout aux États-Unis et en Europe – Londres devrait être la première ville du Vieux Continent à accueillir un magasin Amazon Go – certains acteurs de la grande distribution ont dévoilé des concepts de supermarchés high-tech pour réinventer l’expérience client dans les magasins physiques. Aux États-Unis, c’est notamment le cas de Walmart qui a ouvert au public, un peu plus tôt cette année, un magasin d’un nouveau genre près de New York.
Baptisé «Intelligent Retail Lab», ce concept-store présente la particularité de reposer sur l’intelligence artificielle pour optimiser son fonctionnement. S’étalant sur plus de 4 600 m2, le magasin propose plus de 30 000 articles. Une taille conséquente qui tranche avec la superficie plus restreinte des magasins Amazon Go. Dans ce concept-store, les caméras au plafond sont alimentées par l’intelligence artificielle pour surveiller l’état des rayons, et non pour déterminer quels articles sont pris par les clients. Avec cette surveillance permanente des rayons, les employés sont ainsi alertés dès qu’il faut les réapprovisionner. Un dispositif qui peut se révéler surtout très utile pour conserver la fraîcheur des produits alimentaires, comme la viande et le poisson. En revanche, les caisses sont toujours présentes, une différence majeure par rapport à Amazon Go.
Toutefois, les États-Unis n’ont pas le monopole de l’innovation. Preuve en est, le groupe Casino a ouvert en octobre 2018 près des Champs-Élysées le «4 Casino», un concept-store «phygital». Partant du postulat qu’il faut profiter des limites du «online» (contact humain réduit, impossibilité de toucher les produits…), l’enseigne a estimé que les magasins physiques avaient encore de l’avenir, à condition de proposer une expérience omnicanal et augmentée. Dans ce magasin futuriste, souvent assimilé à un «Amazon Go à la française», qui propose une surface de vente de 400 m2 répartie sur trois étages, cela se traduit par un parcours d’achat optimisé. Pour ce faire, tout se passe sur l’application mobile Casino Max, du scan des produits au paiement, pour s’affranchir des contraintes liées aux caisses.
Équipé de grands panneaux tactiles, le «4 Casino» pose ainsi les bases du supermarché du futur en France. «L’objectif est d’unir le meilleur des deux mondes entre le physique et le digital», explique Cyril Bourgois, en charge de la transformation digitale du groupe Casino. Cependant, même dans un tel concept-store pour mettre en avant l’innovation à la française, les GAFA ne sont jamais bien loin. Pas d’Amazon à l’horizon cette fois, mais Google, avec qui Casino a travaillé pour concevoir les dispositifs de reconnaissance vocale proposés dans son magasin high-tech parisien. En effet, le groupe français a fait appel à Google Assistant pour alimenter les bornes du «4 Casino» qui permettent de connaître l’emplacement d’un produit dans le magasin.
Une montagne de dettes à surmonter pour Casino
Si voir Casino dérouler le tapis rouge à Amazon et collaborer avec Google peut sembler contre-productif pour Cdiscount, la branche e-commerce du distributeur français qui a atteint les 2 millions d’abonnés cet été pour son offre premium, le géant français n’a pas vraiment le choix s’il veut perdurer. Et pour cause, Casino se trouve aujourd’hui dans une situation plus que délicate. En effet, Rallye, la maison-mère de Casino, affichait fin 2018 un endettement critique de 2,9 milliards d’euros. En ajoutant à cela les dettes des sociétés mères Euris, Finatis et Foncière Euris, et celles des filiales Cobivia et HMB, la dette atteint quasiment 3,3 milliards d’euros.
Un montant colossal qui a fait perdre la confiance des investisseurs, dont la plupart ne se sont pas privés pour spéculer sur la chute du cours boursier de Casino et de la galaxie d’entités gravitant autour du groupe français, au point d’attirer l’attention de l’Autorité des marchés financiers. Le gendarme financier a notamment enquêté sur le fonds spéculatif américain Muddy Waters qui critique la dette des holdings de Casino depuis 2015.
Dans ce contexte, Jean-Charles Naouri, l’homme fort de Casino qui contrôle le groupe français via sa myriade de holdings, a demandé et obtenu en mai le placement en procédure de sauvegarde, pour une période de six mois, de Rallye, ainsi que des sociétés mères Euris, Finatis et Foncière Euris et des filiales Cobivia et HMB. En acceptant cette mise en sauvegarde judiciaire, le tribunal de commerce de Paris permet à Rallye et aux autres holdings qui la chapeautent de geler provisoirement une dette globale de 3,3 milliards d’euros et de se laisser le temps de la réflexion pour la renégocier, tout en se protégeant des opérations de short-selling agressives qui ont bousculé Rallye et Casino tout au long de l’année 2018.
4,5 milliards d’euros de cession d’actifs pour Casino entre 2018 et 2021
Pas concernée par cette procédure de sauvegarde, Casino poursuit de son côté sa stratégie de cession d’actifs pour éponger sa dette. En 2018, le géant français a enregistré 54 millions d’euros de pertes nettes, pour une dette de 2,7 milliards d’euros. Cette dernière a été quasiment divisée par trois depuis 2014, où elle s’élevait à 7,6 milliards d’euros, mais ce n’est pas assez aux yeux des marchés qui pressent le groupe français d’accélérer la réduction de sa dette.
Face à cette situation délicate, Casino avait lancé il y a un an un plan de cession d’actifs non-stratégiques. Initialement fixé à 1,5 milliard d’euros, celui-ci pourrait finalement atteindre 4,5 milliards d’euros d’ici au premier trimestre 2021. Après avoir franchi le cap des 1,5 milliard d’euros de cession d’actifs en à peine sept mois, le groupe français avait révisé ses objectifs en mars pour cibler 2,5 milliards d’euros de cessions d’ici le premier trimestre 2020. Ce sera finalement 2 milliards de plus à l’horizon 2021.
Dans le cadre de la première phase du plan de cession, des contrats de vente portant sur 2,1 milliards d’euros ont d’ores et déjà été signés, notamment pour céder les murs de nombreux magasins Monoprix, hypermarchés et supermarchés. Si le nouveau plan de cession de 2 milliards d’euros est bel et bien réalisé, la dette du groupe serait alors quasiment effacée, et Casino pourrait ainsi faire remonter du cash flow vers Rallye. Fin juillet, le distributeur avait annoncé vouloir atteindre moins de 1,5 milliard d’euros de dette nette en France à fin 2020, contre 2,7 milliards fin 2018.
Google, pilier du plan Carrefour 2022
Du coté de Carrefour, qui a décidé de s’associer à Google, la situation n’est pas aussi critique que celle de Casino, mais le groupe français doit accélérer dans le digital et l’omnicanal pour rester un acteur majeur de la grande distribution française et mondiale. Six mois à peine après son arrivée à la tête de Carrefour à l’été 2017, Alexandre Bompard avait d’ailleurs bien compris cet impératif en présentant en janvier 2018 son plan de transformation Carrefour 2022 visant à relancer un mastodonte de la distribution en perte de vitesse.
Cette feuille de route prévoit 2,8 milliards d’euros d’investissements sur cinq ans dans le digital, soit 560 millions d’euros par an, avec un objectif ambitieux : réaliser un chiffre d’affaires de 5 milliards d’euros dans l’e-commerce alimentaire pour porter sa part de marché au-delà de 20% en France. Pour relever le défi, Carrefour a décidé de simplifier sa présence en ligne en créant un portail e-commerce unique destiné à remplacé les 8 sites et les 14 applications qui étaient jusque-là proposées. Une refonte qui a notamment abouti à la disparition de la marque Ooshop. Dans le même temps, le groupe français s’est engagé à porter à 50% ses investissements marketing dans le digital à l’horizon 2022, contre à peine 8% en 2018. A ce volet numérique, vient s’ajouter l’accélération du déploiement des magasins de proximité et des drives, deux modèles très rentables pour Carrefour, avec 3 000 ouvertures prévues dans le monde d’ici 2022 pour combler le déclin de ses hypermarchés.
Réalisée au prix d’une réduction drastique des coûts, à raison de 2 milliards d’euros dès 2020, et la suppression de 2 400 postes, la réorganisation du poids lourds de la distribution française pour rattraper son retard dans le digital et l’omnicanal est rendue possible par plusieurs partenariats. Le plus emblématique d’entre eux n’est autre que celui noué avec Google en juin 2018. Cette alliance, qui ressemble sensiblement à celle mise en place un an plus tôt entre la firme de Mountain View et Walmart, doit permettre à Carrefour de se doter d’un environnement numérique performant pour embrasser le commerce connecté et ainsi rivaliser avec Amazon.
L’environnement informatique de Carrefour confié à Google
Dans le cadre de ce partenariat, Google met à disposition de Carrefour son interface vocale pour que les consommateurs puissent commander en ligne des produits de l’enseigne de grande distribution simplement en s’adressant oralement à leur smartphone via Google Assistant ou à leur enceinte intelligente Google Home. De cette manière, Carrefour met les pieds sur un marché qui pourrait peser 40 milliards de dollars dans le monde d’ici 2022, selon le cabinet OC&C Strategy Consultants.
Par ailleurs, la collaboration entre les deux groupes comprend la création d’un «Lab d’innovation» pour réunir des ingénieurs de Carrefour et des experts en intelligence artificielle de Google Cloud. Ensemble, ils sont chargés de développer de nouveaux services et produits pour améliorer le parcours d’achat des consommateurs. Dans ce cadre, Carrefour a d’ailleurs inauguré en avril un espace de 2 500 mètres carrés à deux pas de Station F. Ce hub digital réunit une trentaine de collaborateurs de Carrefour et Google, au contact des équipes en charge du numérique au sein du distributeur. A cette occasion, Alexandre Bompard, le PDG du groupe, avait déclaré : «Pour Carrefour, c’est un petit signal de plus que nous sommes en mouvement. Qui pouvait penser qu’un jour, toutes les directions de Carrefour pourraient travailler ensemble, qui plus est avec un partenaire extérieur, et qu’il s’agirait de Google ?» Pas grand monde à l’évidence…
Enfin, dernière brique posée entre les deux groupes, le distributeur français a choisi Google pour inculquer une culture digitale à ses employés. Dans les six mois ayant suivi l’annonce de ce partenariat, Google avait ainsi pour mission de former un millier de salariés de Carrefour. Une première étape dans la transformation digitale en interne du groupe qui a débouché par la suite sur le déploiement de la suite bureautique G Suite (Gmail, Drive, Docs, Sheets, Agenda…) auprès de 160 000 collaborateurs.
Si un partenariat de cette envergure paraît indispensable pour Carrefour afin d’innover rapidement, il fait cependant craindre un risque de tomber sous la dépendance du géant américain. En effet, en mettant les outils de Google dans les mains de ses collaborateurs, Carrefour permet à la filiale d’Alphabet d’accéder à l’ensemble des spécificités qui régissent le fonctionnement du groupe, au risque de dévoiler des détails stratégiques pouvant donner des idées aux GAFA pour tirer profit d’une telle situation.
De plus, en s’appuyant sur Google pour dépoussiérer son environnement informatique, Carrefour offre l’opportunité à la firme de Mountain View d’exploiter les données du distributeur et de ses clients, et donc de récolter de la data sur leurs habitudes d’achat. Or la collecte de données est une véritable mine d’or pour Google afin de faire fructifier son activité publicitaire. Toutefois, à la différence de Monoprix, qui a accepté de déléguer sa supply chain à Amazon, le partenariat actuel entre Carrefour et Google exclut pour l’instant le risque que le distributeur ne devienne un sous-traitant de Google, mais cette hypothèse n’est pas à écarter à terme.
Les BATX, une menace aussi redoutable que les GAFA
Pour l’heure, l’e-commerce n’est pas le coeur de métier de Google, alors qu’Amazon s’est mis en tête de dominer tout ce qui réfère à l’acte d’achat, aussi bien en ligne qu’en magasin physique. Dans ce contexte, le danger paraît donc plus élevé pour Monoprix, qui a abandonné sa souveraineté en matière de logistique pour que les livraisons des commandes en ligne soient assurées par Amazon. Cependant, croire que les GAFA seraient l’unique menace planant sur la grande distribution française et européenne est une hérésie.
En effet, le danger n’est pas seulement américain, il est aussi asiatique. Car pendant que l’attention de l’Occident est principalement portée sur Amazon et consorts, les BATX de la Chine ne cessent de monter en puissance, avec à la clé des conséquences peut-être encore plus inquiétantes que leurs homologues américains. Leader du commerce en ligne en Chine, Alibaba a d’ailleurs commencé à placer ses pions en Europe pour concurrencer Amazon, notamment en implantant son premier hub logistique européen en Belgique qui sera l’une des composantes d’un réseau mondial permettant à Cainiao, la filiale logistique d’Alibaba, d’assurer des livraisons dans le monde entier en moins de 72 heures. Fin août, Alibaba a également posé un pied dans le retail européen, avec l’ouverture de la première boutique physique d’AliExpress en Europe, située à Madrid.
Si les ambitions d’Alibaba dans la grande distribution européenne ne sont pour l’heure pas aussi prononcées que celles d’Amazon, toujours est-il que le groupe fondé par Jack Ma a noué une alliance stratégique en Chine avec Auchan fin 2017. Dans la même veine, Tencent s’est allié à Carrefour début 2018. Les premiers signes de l’intérêt des BATX pour les distributeurs français se limiteront-ils à la Chine ? Rien n’est moins sûr, surtout si Amazon parvient à s’imposer face aux acteurs historiques dans l’Hexagone.
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